Le Travail : une perspective biblique
Aujourd’hui, beaucoup de gens jettent un regard assez négatif sur le travail, qui constitue l’aspect prédominant de nos activités quotidiennes. Des jeunes et des adultes connaissent une profonde anxiété à cause de la crise économique : pourrai-je trouver du travail à la fin de mes études ? ; pourrai-je garder mon emploi ou bien serai-je compté parmi le nombre toujours croissant des chômeurs ? Depuis toujours le travail a évoqué pour beaucoup de monde un sens de futilité, même de dégoût. Il signifie une dure obligation qui limite notre liberté personnelle ; il occasionne de la peine et de la fatigue, de l’ennui et de la dépression nerveuse. Son seul mérite, dans l’esprit de beaucoup, c’est que le travail rapporte de l’argent nécessaire pour vivre au jour le jour. La vie humaine semble donc prise sans relâche dans le train-train « métro-boulot-dodo ». On ne rêve que des vacances, puis de la retraite, de préférence anticipée…
Néanmoins, nous savons bien que pour beaucoup d’autres personnes le travail est une source d’accomplissement, de plaisir, même de joie, surtout quand il s’agit d’un service rendu aux autres : offrir un secours médical, par ex., ou faire des découvertes scientifiques. Puis, beaucoup de monde trouve du plaisir tout simplement en accumulant de l’argent ou en exerçant un métier stimulant qui représente un défi ou un challenge : celui du procureur, par ex., ou de sapeur-pompier ou de légionnaire.
Bref, chez un grand nombre de personnes la notion de travail évoque un sentiment de profonde ambivalence. Ce qui nous oblige à poser la question : où en est la vérité ? Le travail est-il une bénédiction qui donne un sens à la vie et qui permet à l’homme de s’épanouir selon ses talents ? Ou bien est-il une malédiction, une conséquence du péché originel lorsque l’homme était chassé du Jardin de Paradis par le Dieu qui lui disait : « A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain ! » (Gen 3,19) ?
Voilà la question que je voudrais poser ce matin, en essayant de clarifier certains malentendus concernant la perspective biblique sur le travail, et en situant la notion du travail dans un contexte spirituel, voire eschatologique.
I.
Un premier malentendu qu’il faut éliminer concerne l’origine du travail. En dépit de la parole de Dieu que je viens d’évoquer, déclarant que l’homme mangera son pain « à la sueur de son front », il serait une erreur de concevoir le travail comme une punition imposée par Dieu à cause de la désobéissance d’Adam. Dès sa création, Dieu a placé l’homme dans le monde pour dominer la terre et pour la travailler. Ce n’était qu’après la chute que cette maîtrise de la terre est devenu un fardeau inéluctable : « Maudit soit le sol à cause de toi, dit Dieu à Adam. A force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie… » (Gn 3,17). D’après ce récit, Adam mange du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ; et afin de l’empêcher de prendre du fruit de l’arbre de vie et demeurer éternellement en révolte contre Dieu, Dieu impose sur lui la mortalité. Non pas comme punition, mais, comme l’affirment certains Pères de l’Eglise, pour mettre terme à la période de la vie terrestre pendant laquelle l’homme sera éloigné du Créateur, Celui qui l’aime et qui ne veut qu’entrer en une communion éternelle avec sa créature.
Avec la mortalité Dieu impose aussi sur l’homme le travail : il cultivera le sol d’où il avait été tiré. Le lieu de ses origines devient ainsi lieu des corvées, et cela jusqu’à la fin de ses jours. Il travaillera à la sueur de son front jusqu’à ce qu’il retourne à la poussière, d’où il est né. Le récit présage donc la période des corvées la plus pénible dans l’histoire du peuple. Lors de l’esclavage des Israelites en Egypte, le Pharaon leur impose la tâche quasiment impossible de fabriquer des briques avec la seule paille qu’ils pouvaient ramasser eux-mêmes. Cependant, puisque Dieu a pris du repos le septième jour de la création, il donne à son peuple l’ordre de faire pareille, afin qu’il se soulage des effets nuisible d’un travail sans répit et qu’il trouve le repos nécessaire pour l’âme et le corps. Le Shabbat ou Sabbat sert désormais comme prémices du repos éternel qui marquera l’époque messianique (Ex 12 ; Lv 23 ; Nb 28-29).
Malgré le soulagement et la promesse accordés par le Sabbat, plusieurs couches de la tradition vétérotestamentaire conservent une attitude foncièrement négative envers le travail. C’est surtout Qohélet ou l’Ecclésiaste qui insiste sur la vanité et la futilité de l’œuvre des mains des hommes. « Quel profit y a-t-il pour l’homme de tout le travail qu’il fait sous le soleil ? », se demande-t-il (1,3). « Qu’y a-t-il pour lui [l’homme], de tout son labeur… ? Et les jours de peine, et le souci des affaires, et les nuits d’insomnie ? Cela aussi est vanité ! » (2,22s). Perspective pessimiste qui reflète la souffrance d’Israël pendant le temps de son esclavage.
D’autres auteurs sacrés insisteront sur l’obligation du travail. « Celui qui se relâche dans son travail est déjà le frère du destructeur ! » insiste les Proverbes, tout en méprisant la paresse (18,9 ; 13,4 ; 21,25). Et Saint Paul de renchérir dans ses exhortations aux Thessaloniciens, « si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ! » (2 : 3,10).
La perspective la plus normative présentée par l’AT est néanmoins celle qui se trouve bien développée dans les livres de la Sagesse. Jésus ben Sirach, par ex., reconnaît la nécessité et la valeur des tâches mêmes difficiles : « Ne déteste pas le travail pénible, ni le travail des champs créé par le Très Haut » (7,15). Même Qohélet affirmera, « Rien de bon pour l’homme, sinon de manger et de boire, de goûter le bonheur dans son travail » (2,24 ; la même idée est exprimée en 5,17 ; 8,15 ; et 9,7). Les rabbins continueront à prôner les bienfaits et l’importance du travail, surtout le travail manuel (Pirqé Aboth 2,2).
Le Siracide (l’Ecclésiastique), en chapitre 38, va jusqu’à faire l’éloge des travaux manuels : le forgeron, le potier, chacun exerçant son métier est indispensable. « Sans eux il ne se bâtit pas de ville », même s’ils ne sont pas admirés comme le scribe et le sage qui siègent au conseil du peuple et accèdent aux places d’honneur. Par l’œuvre de leurs mains, dit ben Sirach, les ouvriers « soutiennent la création et leur prière consiste dans leur travail » (plutôt que la traduction, « leur prière concerne leur métier »). Travailler, c’est prier, et inversement. Ce qui est affirmé ici, c’est le point crucial que le vrai, le bon travail, qu’il soit de l’ouvrier ou de l’artiste, participe à l’œuvre de Dieu dans une synergie qui accomplit l’économie divine pour le salut du monde.
L’AT peut donc s’exprimer de façon fort positive à l’égard du travail, surtout à l’égard de celui qui constitue un service rendu à Dieu et au nom de Dieu. Ceux qui embellissent le Temple, en tant que brocheur, parfumeur ou artiste en métal sont identifiés tout particulièrement par leur travail (Ex 35-36). Le roi Salomon embauche Hiram de Tyre pour exécuter tout travail de bronze pour le Temple du Seigneur, Hiram étant « plein d’habileté, d’adresse et de savoir », d’après le récit de 1 Rois 7. De l’homme le Psaume vespéral 103/104 ne dit qu’il « sort pour son ouvrage, faire son travail jusqu’au soir » et des plantes fournies par Dieu l’homme tire le pain de la terre et le vin qui réjouit son cœur. Aussi participe-t-il à l’œuvre de Dieu, en réponse au commandement originel de dominer la terre et la soumettre au Créateur, en offrande de louange et d’action de grâce.
En revanche Dieu lui-même exerce un « travail étrange » et insolite en combattant les Israelites par moyen de leurs ennemis, les Assyriens (Is 28,21). Ainsi il rend son jugement contre l’infidélité du peuple. L’œuvre principale du Seigneur est néanmoins en faveur de ce peuple rebelle, œuvre de salut, tel qu’elle est proclamée par le prophète Osée (12,10ss et passim). En l’an 520 av. J-C, l’oracle du Seigneur transmis par le prophète Agée (2,4-5) fait appel au gouverneur de Judée Zorobabel, au grand prêtre Josué et à tout le peuple, pour qu’ils se préparent à la reconstruction du Temple dans le temps messianique : « Courage, tout peuple du pays ! dit le Seigneur. Au travail ! Car je suis avec vous ! » L’espérance messianique sera accomplie précisément par le travail dévoué du peuple pour restaurer la Maison de Dieu dans toute sa gloire originelle. Travail qui sera réalisé par la présence et la force divines.
Dans la perspective de l’AT, le travail de l’homme devient l’œuvre de Dieu dans la mesure où ce travail, quelque soit sa nature ou sa noblesse aux yeux du monde, est offert au Seigneur comme un véritable sacrifice de louange. Offrande des mains de l’homme pour son propre bienfait, mais dont le sens profond se révèle dans une synergie avec le Dieu qui œuvre sans cesse pour le salut de ceux qui portent sa divine Image.
II.
Le NT est beaucoup plus réticent au sujet du travail que ne le sont les livres sacrés d’Israël. Cependant, l’importance et les exigences de l’œuvre du Christ et de la mission apostolique apparaissent en filigrane à travers les Évangiles, les épitres et surtout les Actes des Apôtres.
Jésus lui-même est identifié précisément par son métier. « N’est-ce pas le charpentier ?», demandent les gens en Mc 6,3 et Mt 13,55. Dans la parabole des deux fils (Mt 21,28ss), c’est celui qui, malgré son premier refus, sort pour travailler les vignes fait la volonté de son père et reçoit la bénédiction de celui-ci. L’apôtre Paul se fait gloire du fait qu’il subvient à ses propres besoins, ainsi qu’aux besoins de ses compagnons, en fabriquant des tentes (Ac 18,3 ; 1 Co 4,12). Sa vraie, sa plus rude besogne, pourtant, c’est d’assumer sa mission apostolique pour proclamer l’évangile du Christ ; mission qui entrainera naufrage, faim, flagellation, lapidation… (2 Co 6 et 11). Ainsi Paul fait appel à ses collaborateurs d’œuvrer avec ceux qui d’eux-mêmes se sont mis au service des chrétiens de Corinthe : « Rangez-vous, dit-il, sous de tels hommes, et sous quiconque travaille et peine avec eux » (1 Co 16,16).
Le travail dont il est question dans le NT est essentiellement celui qui fait avancer le Règne de Dieu sur la terre, par moyen de l’évangélisation et de l’aide offerte gratuitement à ceux qui se trouvent dans le besoin. C’est-à-dire le travail vise avant tout l’implantation et la croissance des communautés chrétiennes, l’Église. C’est dans cette perspective que le travail des hommes et des femmes croyants se confond avec « l’œuvre de Dieu ». En Jean 6,28, la foule interroge Jésus : ti piômen hina ergazômetha ta erga tou Theou ; » En grec, comme dans la plupart des langues, il s’agit de la répétition du même mot (ergon, work, Arbeit, etc.), traduit « travail ». Si plusieurs mots existent, c’est d’habitude pour distinguer les différents ordres du travail, ou les travaux normaux des durs : rabota et trud, par ex. ; ou bien work, labor et job. Certes ces mots peuvent être utilisés comme synonymes. Normalement la distinction entre eux concerne l’intensité ou la dureté de la tâche en question. Il s’agit d’une différence de quantité plutôt que de qualité. Le français, par contre, permet une distinction de qualité par l’emploi des mots « travail » et « œuvre ». Et ceci justifie la traduction de Jean 6,28, que nous trouvons et dans la BJ et dans la TOB : « Que nous faut-il faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? » La foule cherche une besogne à accomplir ; Jésus répond que « l’œuvre de Dieu, c’est de croire en celui qu’Il a envoyé ». Aux activités manuelles ou intellectuelles, Jésus substitue la foi, œuvre spirituelle qui ouvre le cœur de l’homme à la grâce qui mène à la vie éternelle. Ainsi, en Jean 9,3-5, Jésus affirme qu’il faut travailler aux œuvres de Dieu pendant qu’il fait jour, car, dit-il, « la nuit vient où personne ne peux travailler », nuit de la Passion du Fils de Dieu et de la persécution que subiront ses disciples (voir 16,1-2 : ceux qui tueront les chrétiens penseront qu’ils offrent ainsi un culte ou un sacrifice, latreia, à Dieu !).
Si pour l’évangéliste Jean « l’œuvre de Dieu » est la foi en Jésus, chez s. Paul elle consiste en la construction de l’Église. Prenons comme illustration un passage difficile et souvent mal traduit, 1 Corinthiens 3,9. L’apôtre affirme, « nous sommes synergoi theou », expression qui peut être rendu « les coopérateurs » ou « les communs ouvriers » de Dieu, comme la BJ. La version de 1900 d’Hugues Oltramare et celle de Louis Segond (révisée en 1978/84) la traduit « ouvriers avec Dieu ». La TOB, par contre, nie explicitement qu’il s’agit d’une coopération ou collaboration entre l’homme et Dieu. En conséquence elle rend la phrase : « nous travaillons ensemble à l’œuvre de Dieu », de sorte que la « synergie » est limitée aux seules hommes, en l’occurrence entre Apollos et Paul.
La question a une importance toute particulière pour les orthodoxes, pour qui la synergie entre Dieu et l’homme est le moyen principal par lequel la grâce divine est intériorisée chez les fidèles et répandue à travers le monde. Selon Éphésiens 2,9-10, le salut ne vient pas des hommes, il est un don de Dieu. Pourtant, bien que nous soyons nous-mêmes « l’ouvrage de Dieu », nous avons été « créés dans le Christ Jésus en vue des bonnes œuvres que Dieu a préparées d’avance pour que nous les pratiquions ». Notre vie est un don, reçu de la main du Créateur. Néanmoins, afin que son œuvre créatrice s’accomplisse en nous, afin que nous puissions accéder au salut, nous devons assumer les « bonnes œuvres » que Dieu a préparées pour nous, ce qui nous permettra de collaborer avec lui à l’œuvre de notre salut et du salut du monde. En 1 Co 3, l’apôtre déclare, concernant la fondation de l’église locale, « Moi, j’ai planté, Apollos a arrosé ; mais c’est Dieu qui donnait la croissance. » Encore il affirme, « j’ai posé le fondement », et il ajoute, « De fondement en effet, nul n’en peut poser d’autre que celui qui s’y trouve, à savoir Jésus Christ ». Le sens en est clair. Travailler à l’œuvre de Dieu pour l’édification de l’Église, c’est œuvrer avec Dieu, par Dieu et en Dieu ; c’est collaborer avec Lui, afin que tout soit édifié sur l’unique fondement qui est le Christ. Il s’agit bel et bien d’une synergia entre l’homme et Dieu, et non seulement entre des hommes. Ce fait devrait être reflété par la traduction de 1 Co 3,9 : l’apôtre déclare, tout en collaborant avec Apollos et d’autres fidèles de la communauté de foi, qu’il s’est engagé dans une coopération avec Dieu, une véritable synergie, l’unique moyen par laquelle l’Église du Christ puisse se construire.
III.
La notion du travail comme coopération avec Dieu en vue de l’accomplissement de son œuvre pour le salut du monde transpose le travail sur un autre registre, sur un niveau essentiellement « spirituel ». Le terme « spirituel », fortement abusé aujourd’hui, ne signifie rien d’autre que tout ce qui se trouve sous la direction de l’Esprit Saint. Notre travail assume une qualité vraiment spirituelle dans la mesure où il se soumet à l’inspiration de l’Esprit pour servir l’économie divine. Aussi représente-il une véritable synergie, une œuvre accomplie dans l’Esprit et par la puissance de l’Esprit.
Dire ceci, c’est affirmer également que tout vrai travail – assumé librement, avec dévouement et conviction – comporte aussi un aspect eschatologique. On a souvent remarqué, à l’égard du récit de Genèse 1, que l’eschaton, la « fin ultime », est inscrit dans la création dès le commencement. La création elle-même est « téléologique », progressant continuellement vers son telos, son accomplissement, lorsque Dieu sera « tout en tous » (1 Co 15,28 ; voir Col 3,11). La notion du travail, en Israël et dans le temps de l’église primitive, suit cette même progression. Conçu d’abord comme fruit amère du péché originel, non pas directement comme punition mais comme le seul moyen qui permet à l’homme de se nourrir et de se maintenir dans un monde déchu, la notion du travail devient de plus en plus élevée. Progressivement dans l’histoire d’Israël le travail le plus noble et le plus important vise la reconstruction du Temple, travail qui rejoint l’œuvre de Dieu pour le salut du monde. Enfin, travail humain et œuvre divine se confondent dans les écrits apostoliques, de sorte que le vrai ergon, l’œuvre définitive et essentielle, devient « la foi », la confession du Christ comme Fils éternel du Père. C’est cette transformation de l’image du travail en véritable synergie avec Dieu qui permet que n’importe quelle tâche, n’importe quelle métier, peut être exercé à la gloire de Dieu et à l’accomplissement de l’économie du salut. Moyennant sa dimension eschatologique, tout travail peut devenir donc œuvre d’amour, qui reflète l’amour de Dieu pour chacun de ses enfants.
C’est dans cette perspective que s. Paul peut faire aux Corinthiens une exhortation qui, pour beaucoup de monde aujourd’hui, pose question, pose problème. En 1 Co 7, 20-24, il dit : « Que chacun demeure dans la condition où il se trouvait quand il a été appelé ! » Cet ordre signifie-t-il que l’on doit demeurer toujours dans un emploi pénible, dépourvu de sens et de valeur ? Veut-il dire que celui qui se trouve en chômage ne devrait pas chercher un nouveau travail ? Autant de questions qui s’imposent aujourd’hui, étant donné les conditions économiques qui menacent tant de personnes. Il est important de poser de telles questions dans un contexte comme le nôtre, surtout pour clarifier encore certains malentendus.
Si l’apôtre parle comme il le fait, c’est à cause de la situation historique et sociale, aussi bien que spirituelle, dans laquelle les Corinthiens se trouvent. Premièrement, il ne faut pas oublier que Paul lui-même, avec l’ensemble des premiers chrétiens, acceptait comme élément fondamental de sa foi que le Christ reviendrait en gloire dans un très proche avenir. Au cours des siècles, l’attente, et même le désir de voir se réaliser cet élément de la foi chrétienne se sont tellement atténués, que la notion de la Parousie du Christ a été reléguée à la catégorie des mythes (dans le sens populaire du mot), c’est-à-dire des légendes pieuses. On n’y croit pratiquement plus, même en « bon chrétien ». Pour la première génération des fidèles, par contre, cette attente, cette conviction que Jésus reviendrait bientôt, entouré des myriades d’anges pour établir le Règne de Dieu, fut plus vivante, plus puissante, que toute autre. Rien d’autre n’a d’importance dans la vie terrestre, y compris le travail des uns et des autres. Voilà pourquoi les Corinthiens ont pu recevoir cette exhortation telle que Paul a voulu la transmettre : quelque soient les conditions (du travail et d’autres) dans lesquelles vous vous trouvez, Jésus est en train de réaliser son « second et glorieux Nouvel Avènement ». Le Royaume est proche, et la seule œuvre qui compte, c’est de croire en Celui qui vient, et de concrétiser cette conviction par des actes de repentir et de charité.
Puis il faut dire aussi à l’égard de cette exhortation de l’apôtre qu’il la situe dans un contexte aussi bien social que spirituel, dans lequel les fidèles se sentent libres de tout esclavage, donc libérés de toute corvée obligatoire, puisqu’ils sont désormais des « affranchis du Seigneur » (1 Co 7,22). Par la vie en Christ, actualisée par le baptême et la chrismation, par la nouvelle naissance et l’effusion de l’Esprit, le chrétien connaît désormais le paradoxe ou antinomie fondamentale de l’existence chrétienne : il est à la fois esclave, doulos du Christ, et homme libre, affranchi de toute esclavage par Celui qui, pour accomplir cette œuvre libératrice, s’est soumis aux supplices de la Croix.
IV.
A l’instar de saint Paul le chrétien accomplit le travail pour le Royaume en commençant par lui-même. « Soyez mes imitateurs, dit l’apôtre, comme je le suis moi-même de Christ » (1 Co 11,1). Imitateurs en premier lieu par l’ascèse, le combat spirituel qui mène par des étapes philocaliques de la purification à l’illumination, pour aboutir à la déification. Un tel langage est étranger au Nouveau Testament. Pourtant, l’idée de progression spirituelle, par l’acquisition des vertus en une lutte implacable contre la tentation et le péché, se situe au cœur même du témoignage évangélique. Toute vraie synergie avec Dieu commence forcément par un travail sur nous-mêmes. Voilà le vrai sens du travail, placé dans un cadre spirituel, eschatologique. Il s’agit d’une praxis qui nous permet de cheminer vers la theoria, la vision inspirée de l’Esprit, vision qui aboutit à la véritable participation à la vie de Dieu par les énergies divines, que les saints Pères appellent la theosis ou déification.
A l’époque actuelle l’image du travail a été fortement déformée. La plupart d’entre nous sont en proie à ce que l’on appelle le « workaholism », « l’acharnement au travail » qui transforme n’importe quel œuvre en boulot et fait de l’ouvrier un esclave. Au lieu de nous libérer, le travail nous enferme dans une prison de perfectionnisme, de stress et d’ennui. Le résultat en est trop souvent un niveau de détresse insupportable, qui provoque des maladies mentales, des divorces, et, comme cela s’est produit tout récemment à l’armée et dans des entreprises, le suicide. L’ambiance sociale dans laquelle nous vivons aujourd’hui nous encourage à nous identifier non pas par les qualités de notre vie personnelle, mais par notre profession, notre métier, et le « standing » que cela représente sur les plans social et économique. C’est un ami juif qui m’a raconté la plaisanterie concernant la mère juive qui, au bord de l’océan crie à ceux qui se trouvent sur la plage : « Au secours ! Au secours ! Mon fils, le neurochirurgien, est en train de se noyer ! » Fierté dans le travail qui, sous pression sociale, devient orgueil…
En conclusion il faut insister sur le fait que si nous le voulons, n’importe quel travail, n’importe quelle initiative, peut être transformés en œuvre de Dieu. L’essentiel, c’est d’accepter la vocation que Dieu nous accorde et de rendre à Dieu ses fruits, à sa gloire et pour les bienfaits et le salut des autres. Que nous soyons reconnus par le monde, admirés par les foules, ou récompensés pour notre labeur par des richesses pécuniaires, tout cela n’a aucune importance pour ceux qui œuvrent, non pas pour ce qui demain sera jeté au feu de l’oubli ou de la destruction, mais pour ce qui demeure en trésor éternel.
Le vrai travail que tous nous sommes invités à assumer est donc celui qui participe à l’œuvre de Dieu pour notre salut et pour le salut de son peuple. Et encore, cela peut être n’importe quel travail, n’importe quel métier, même la plus rude besogne que nous puissions imaginer (dans les camps de concentration, par exemple, ou dans les mines ou les égouts urbains). Car tout travail est noble si il est fait à la gloire de Dieu. Si par une attitude de prière qui permet à Dieu de bénir l’œuvre de nos mains, nous pouvons Lui offrir le fruit de nos efforts en sacrifice de louange et signe d’action de grâce, alors Dieu peut Lui-même assumer notre travail et le transfigurer en un service d’amour, élément indispensable à la synergie qui constitue l’œuvre divine. « Mon Père travaille toujours, dit Jésus, et moi aussi je travaille » (Jn 5,17). La plus grande grâce de notre vie serait de participer avec eux, Père et Fils, au travail qui vise le salut du monde.
Peut-être que le dernier mot devrait être celui-ci. Dans un monde où l’emploi est constamment menacé et les soucis financiers se font ressentir à tout moment, il est important d’écouter encore une fois les paroles du Christ. Paroles qui s’adressent à nous, tout autant qu’à ceux qui entouraient Jésus sur la montagne en Galilée : « Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout [ce dont vous avez besoin] vous sera donné par surcroît » (Mt 6,33).