“Orthodoxie et euthanasia”—Colloque AOEBE, 20 mai 2006, Institut St Serge.

Introduction : Qu’est-ce que l’« Euthanasie » ?

Si l’on veut parler de l’euthanasie du point de vue de la théologie morale orthodoxe, il est important de commencer par définir les termes en question. L’« Euthanasie », comme le « Suicide Médicalement Assisté », indique un acte intentionnel — le plus souvent celui d’un médecin — qui met un terme à la vie du patient en introduisant dans son corps une substance étrangère mortelle. Dans le cas du SMA, le médecin fournit un médicament au patient, supposé être conscient et compétent, qui se l’administre lui-même ; tandis que pour l’euthanasie, l’équipe médicale intervient directement et de manière active afin d’accélérer le processus de la mort.

Cela signifie qu’il est nécessaire de distinguer clairement entre ce que l’on appelle les formes « active » et « passive » de l’euthanasie. Ce dernier terme, « euthanasie passive », indique généralement un retrait des systèmes de maintien de vie [life-support systems], plutôt qu’une intervention active. En tant que tel, il s’agit d’une fausse appellation. La technologie moderne fournit les moyens de maintenir l’existence biologique, même dans le cas d’une perte d’autonomie cardio-respiratoire, ou d’une diminution irréversible de l’activité cérébrale supérieure. Bien que le tronc cérébral continue de fonctionner, si le cortex cérébral est mort, un système de maintien de vie (ventilateur, dialyse, antibiotiques) ne fait que maintenir en vie un cadavre. Dans le langage liturgique, cet état indique que « l’âme s’efforce de quitter le corps », et qu’il n’y a plus ce que l’on reconnaîtrait comme une existence « personnelle ».1

Il conviendrait donc de se débarrasser de l’expression « euthanasie passive », puisque celle-ci indique une omission qui ne fait que permettre au processus de la mort de suivre son cours. Le patient ne meurt pas d’une intervention active de l’équipe médicale, mais plutôt de la pathologie sous-jacente. Comme ont pu le montrer certaines déclarations de l’Église Catholique Romaine, depuis le début des années 1980, retenir ou retirer un système de maintien de vie, ou d’une manière ou d’une autre refuser de recourir à certaines thérapies médicales ne servant pas les intérêts du patient mais prolongeant plutôt le processus de la mort, ne constituent pas une euthanasie.2 En prenant en compte les bénéfices et les désavantages, dans les cas de maladies en phase terminale, de telles mesures passives peuvent être considérées comme moralement appropriées, et même requises.

Certes, l’expression « euthanasie » a perdu son sens premier d’une « bonne mort ». Dans l’usage courant, elle indique une intrusion non naturelle dans la vie du patient, dont le seul but est de hâter la mort. Cette expression malheureuse décrit une intervention qui entend écourter la vie du patient, et dont le but est généralement de mettre fin à une souffrance aiguë et d’éviter le stress et la détresse du processus de la mort. Depuis la légalisation de l’euthanasie en Angleterre, au Pays Bas et en Belgique, on voit clairement que certains actes d’euthanasie ont lieu dans des cas ou le patient n’est pas mourant. Le processus est alors sensé traiter des problèmes psychologiques couramment liés à la dépression. De tels cas justifient bien la question de savoir s’il s’agit alors d’un suicide voulu par le patient ou d’un homicide commis par le médecin.

Tenant compte de cet usage du terme « euthanasie », j’aimerais aborder certaines questions théologiques importantes dans une perspective orthodoxe. Premièrement, le sens de la « mort » ; deuxièmement, la valeur rédemptrice de la souffrance ; et troisièmement, l’accompagnement des mourants.

Le sens de la « mort »

Il est plutôt banal, de nos jours, de dire que la culture occidentale est marquée par une peur profonde de la mort. En réalité, la vraie source de la peur parmi nos contemporains n’est pas tant la mort elle-même que le processus de la mort. Les médias, par exemple, nous bombardent d’images de personnes soumises à des soins intensifs dans des centres hospitaliers, branchées (souvent contre leur volonté) à des systèmes de maintien de vie, alors que cette vie leur coule douloureusement et impitoyablement entre les doigts. Dans de tels cas, la mort elle-même est reçue comme une libération, comme une délivrance bienvenue d’une souffrance dépourvue de sens. Toute aussi commune est une vision quasi gnostique, dualiste de la mort, qui la reçoit comme une libération de l’âme quittant le corps et entamant son exode de cette « vallée de larmes ». Si la mort suscite l’effroi aujourd’hui, c’est parce que dans la conscience d’une grande majorité, elle marque la fin de leur existence, de leurs espoirs, et prouve qu’en fin de compte, la vie n’a pas de sens.

Cependant, du point de vue des Écritures saintes, la mort est un ennemi implacable. La mort est entrée dans le monde par une invasion violente de l’ordre de la création, la conséquence du péché de l’homme et de sa révolte contre Dieu, qui créa l’homme pour la vie et l’immortalité (Gn 2,17 ; Rm 5,12 ; 6,23 ; 1 Co 15,56).3 De plus, la mort est une épée à double tranchant. Tandis que le péché de l’homme mène à la mort, la peur de la mort l’entraîne dans un état d’angoisse profonde, qui l’incite au péché ; sa nature corrompue est marquée d’une tendance inéluctable vers le péché. Ainsi, la mort est perçue non seulement comme la conséquence du péché de l’homme, mais aussi comme sa cause.

C’est de ce point de vue que l’apôtre Paul parlera de la mort comme « le dernier ennemi » (1 Co 15,26). Dans les plus anciens écrits vétérotestamentaires, la mort est un domaine où Dieu est absent (« En Shéol on ne se souvient plus de Toi », Ps 6,5 ; cf. Ps 29/30,9 ; 87/88,12 ; 114/115,17 ; Is 38,18). Au fur et à mesure, Israël commence à prendre conscience du fait que Dieu est bel et bien présent parmi les morts, afin d’appeler son peuple des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie. Dans la prophétie apocalyptique de Daniel (milieu du 2e siècle av. J.-C.), on trouve la première référence explicite, de la littérature hébraïque, à la résurrection et au jugement, menant à une vie au-delà de l’existence terrestre. Puis, enfin, St Paul déclare qu’à travers l’œuvre rédemptrice de Dieu en Christ, la mort est transformée en passage à la vie éternelle dans le Royaume de Dieu, où « ce qui est mortel est englouti par la vie » (1 Co 15,54 ; 2 Co 5,4). Par le pouvoir transformateur de la mort et de la résurrection du Christ, la mort est anéantie, le « dernier ennemi » est vaincu.

Ceci nous mène à une nouvelle intuition offerte par l’apôtre, notamment que notre vraie mort a lieu non pas au moment de notre mort physique, mais à notre baptême. Dans le chapitre 6 de l’épître aux Romains, il demande : « Ignorez-vous que, baptisés dans le Christ Jésus, c’est dans sa mort que tous nous avons été baptisés ? » Puis il continue : « Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions, nous aussi, dans une vie nouvelle» (Ro 6, 3-4).  Cela signifie donc que la mort peut être perçue non seulement comme un ennemi, mais aussi comme un « ami ». Cette ambivalence envers la mort se trouve exprimée particulièrement dans la littérature monastique, où le moine parle de la mort avec un désir ardent — non pas comme une libération d’un corps pécheur, mais comme la fin bénie de son existence physique, et la transformation du corps physique en un corps spirituel, éternel.4

Donc, dans une perspective réellement chrétienne, la mort est un ennemi vaincu, dont « l’aiguillon » fut éliminé par la mort vivifiante du Christ sur la croix (1 Co 15,54-57). Par sa résurrection d’entre les morts, le Christ a anéanti le pouvoir de la mort, transformant ainsi notre « mort vivante » en une nouvelle vie d’amour, de joie et d’espoir (Ro 8,31-38).

Ce témoignage biblique n’offrira pas de réponse à certaines des questions les plus immédiates aujourd’hui, concernant le « moment de la mort » : c’est-à-dire, les critères qui permettent de déterminer à quel moment la personne cesse d’être présente, lorsque « l’âme quitte le corps ». Il n’existe toujours pas d’accord parmi les spécialistes orthodoxes de l’éthique, dont les uns mettent le moment de la mort à l’arrêt irréversible du fonctionnement cardio-respiratoire, et les autres à ce que l’on appelle la « mort cérébrale ». Là encore, dans ce deuxième cas, tous n’ont pas la même notion de ce qui constitue la « mort cérébrale ». Pour certains, cette expression indique « la mort du cerveau tout entier, y compris le tronc cérébral ». Pour d’autres, elle signifie « la mort intégrale du cerveau », c’est-à-dire que la mort survient lorsque le cerveau ne fonctionne plus de manière intègre à cause de la détérioration irréversible de certains de ses éléments principaux. Si le cortex et les hémisphères cérébraux sont « morts », et même si le tronc cérébral (le bulbe rachidien et le cervelet) continue de fonctionner, alors, selon cette perspective, la personne peut être considérée comme étant morte.

Se pose donc la question : « dans le cas d’une personne dont les hémisphères supérieurs du cerveau sont morts, mais dont le tronc cérébral fonctionne toujours, peut-on envisager de l’enterrer, ou d’en récolter des organes ? » Ceux qui voient la mort cérébrale comme « la mort intégrale du cerveau » répondraient probablement « Oui », alors que ceux pour qui la mort cérébrale comprend nécessairement la mort du tronc cérébrale seraient en opposition totale à de telles mesures. Le débat continue et recèle d’énormes implications pour nous tous. Le tronc cérébral, à lui seul, est incapable de maintenir une existence personnelle, la vie d’un agent moral. Cette seule réalité mène un grand nombre à conclure que la mort survient à la mort des hémisphères supérieurs. En revanche, bien d’autres insistent sur le fait qu’une détection précise d’une telle « mort » est loin d’être garantie ; et là où on trouve le souffle (qui est maintenu par le tronc cérébral), il y a, par définition, la vie (cf. Gn 2,7).

Il se peut que la résolution de ce problème dépende de notre définition de la « personne ». Certes, on ne peut situer l’âme dans l’emplacement physique du cerveau. L’âme est le principe vital, accordé par Dieu, qui anime tout l’organisme. Mais lorsque le cerveau supérieur est détruit, lorsqu’il n’y a plus de capacité relationnelle consciente et intentionnelle, ni avec soi-même, ni avec autrui, ni — du moins en tant qu’être physique — avec Dieu (puisqu’il n’est plus possible de prier), alors nous pouvons conclure (ayant de nouveau recours au langage liturgique) soit que l’âme a quitté le corps, soit qu’elle s’efforce de le quitter. Alors, il semble raisonnable de conclure que la personne est morte ; et l’action qui convient est de remettre le défunt entre les mains du Dieu de miséricorde.  (Ce qui ne signifie pas forcément qu’à ce state le prélèvement des organes soit moralement acceptable – mais c’est là une autre question…)

Ce qui est certain, dans la tradition et l’expérience orthodoxes, c’est que Dieu a vaincu la mort par la mort et la résurrection vivifiante de son Fils. Quelle que soit notre définition de la mort en termes physiologiques, il nous faut absolument tenir à la perspective des Écritures saintes et de la Tradition de l’Église. Celle-ci affirme que la mort est en fin de compte un état spirituel, un état de péché et de séparation de Dieu. Cet état, qui caractérise notre vie actuelle dans la mesure où nous sommes soumis au péché, peut durer au-delà de notre mort physique. En revanche, il peut aussi être transformé en une participation éternelle à la vie même de Dieu. Cette transformation, qui mène à ce que l’on appelle, dans la tradition orthodoxe, la theôsis ou la « déification », est réalisée par le sacrifice vivifiant du Christ, qui est la source et le fondement de ce que l’on appelle la « souffrance rédemptrice ».

La Valeur rédemptrice de la souffrance

Sur le plan pastoral, l’une des questions les plus difficiles de nos fidèles à laquelle nous avons à faire face est celle du mystère de la souffrance. Le mot « mystère », dans ce contexte, doit être compris dans ces deux sens quasi-contradictoires. D’une part, il s’agit d’une énigme, d’un paradoxe insondable. D’autre part, il s’agit d’un vrai mysterion, une réalité sacramentelle dans l’expérience humaine, à travers laquelle Dieu nous communique sa grâce.

En premier lieu, il faut clairement indiquer le caractère unique de la souffrance et de la mort du Christ, et de leur sens pour nous en tant que membres de son Corps. Il existe une caricature courante des approches orientales et occidentales de l’œuvre de rédemption et le rôle de la souffrance dans cette œuvre. La théologie Catholique Romaine et Protestante, dit-on, situe le pouvoir et l’efficacité de l’activité rédemptrice du Christ dans sa souffrance sur la croix (par ex, la théorie de la « satisfaction », chez Anselme, ou la theologia crucis, chez Luther). L’orthodoxie, en revanche, est perçue comme mettant l’accent sur la résurrection du Christ. Une opposition est alors créée entre deux théories de la rédemption, l’une centrée sur la croix et la mort, l’autre sur la résurrection et la vie.

Tout ce qu’il nous faut dire à cet égard est que l’orthodoxie conserve un équilibre essentiel entre la mort et la vie, entre la souffrance et la victoire. Si les chrétiens orthodoxes font preuve d’une joie si profonde et exubérante à la grande fête de la Sainte Pâque, s’ils célèbrent la résurrection du Christ comme la « Fête des fêtes », c’est uniquement parce que cette Pâque est l’aboutissement de tout un parcours, assumé par le Fils de Dieu incarné, et qui devait passer inévitablement par le chemin de Golgotha. Sans le Vendredi Saint, il n’y aurait aucune célébration de la résurrection, il n’y aurait aucune expérience de la victoire du Christ sur le péché et la mort. En ce qui concerne l’Orthodoxie (mais on pourrait en dire autant pour une théologie Catholique authentique), il nous faut abandonner le stéréotype. Le but de l’œuvre rédemptrice du Christ est de communiquer la Vie, mais ceci ne peut être accompli qu’en suivant le chemin de la Croix. Ainsi, la Vie ne peut exister sans la souffrance : celle de notre Seigneur, mais aussi la nôtre.

Dans son épître aux Colossiens, l’apôtre Paul exprime une idée qui, au premier abord, peut paraître curieuse et même troublante : « Je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église » (1,24). Il n’y a aucun doute que, pour Paul, le Christ est l’unique auteur de notre salut ; que lui, et lui seul, accomplit tout ce qui est nécessaire pour notre rédemption. Comment donc peut-il parler de « ce qui manque dans la souffrance du Christ » ? Très simplement, il indique notre besoin d’y participer, de partager ces souffrances en tant que membres du Corps du Christ, de l’Église. Tout est accompli par le Christ : cependant, le fait de communier avec lui dans sa souffrance « complète » cette souffrance, lui est complémentaire, dans la mesure où nous souffrons avec lui en tant que membres du Corps universel, dont il est la Tête.

Cela signifie que notre souffrance personnelle peut acquérir un sens transcendant. Dans le meilleur des cas, elle peut être transformée d’une expérience d’agonie dénuée de sens en une communion en Christ libératrice et remplie de joie. D’autre part, nous partageons ces souffrances, nous « complétons » son affliction, en lui offrant notre propre souffrance, afin qu’il l’imprègne d’un sens suprême. D’une manière que nous ne comprendrons jamais dans cette vie, le Christ se sert de notre souffrance et de notre angoisse, surtout face à la mort, afin de compléter l’œuvre par laquelle il sauve le monde. Notre souffrance n’est jamais dépourvue de sens, à moins que nous la voulions ainsi, à moins que nous refusions de la remettre entre les mains de Dieu afin qu’il accomplisse son dessein. Là où nous faisons de notre souffrance une réelle « offrande de grâce », comme le déclare l’apôtre Paul, nous prenons part à la souffrance même du Christ, devenant comme lui dans sa mort, afin qu’avec lui et en lui, nous puissions parvenir à la résurrection des morts (Ph 3,10-11).

Néanmoins, il est tout aussi important d’insister sur le fait que le Christ partage aussi notre souffrance. Lorsque les femmes myrrhophores se rendirent au tombeau, l’ange leur annonça : « Vous cherchez Jésus de Nazareth, le Crucifié (ho estavromenos) ; il n’est pas ici, il est ressuscité ! » Jésus, le Seigneur ressuscité et glorifié, demeure à jamais « le crucifié », qui, selon l’expression pertinente de Pascal, « est en agonie jusqu’à la fin du monde. »

Ainsi, la rédemption implique la souffrance de deux façons complémentaires : la souffrance antérieure du Christ, celle qui mène à l’anéantissement de la mort, et notre propre souffrance, qui est capable de participer à la sienne à tel point que l’on peut déclarer, avec l’apôtre Paul, que « ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ qui vit en moi » (Gal 2,20).

Ceci indique notre besoin de nous éduquer, nous-mêmes et nos fidèles, sur le vrai sens de la souffrance, afin d’offrir une vision réellement chrétienne de notre condition et de notre espoir face à la mort. De nos jours, l’idée de la mort provoque une angoisse indicible dans la pensée et le cœur de tant de monde, parce qu’ils manquent cette vision qui donnerait un sens à leur souffrance aussi bien qu’à leur mort imminente. Par conséquent, la mort demeure un ennemi invaincu, et la souffrance qui l’accompagne, une épreuve insensée qu’il faut diminuer ou éliminer autant que possible.

Pourtant, la tradition spirituelle et ascétique de l’Église orthodoxe a toujours reconnu les bienfaits que peut produire une souffrance assumée à la lumière de le mort et de la résurrection du Christ, en toute humilité et avec courage, comme moyen de purification, un moyen de porter l’attention sur « l’unique nécessaire » (Lc 10,42). Bien sûr, il est possible que l’angoisse physique et mentale éprouvée par le patient atteigne un niveau tel que celui-ci ne puisse plus bénéficier de cette douleur. Celle-ci devient un fardeau intolérable et « déshumanisant ». À ce moment-là, toute notion de la « valeur rédemptrice de la souffrance » devient spécieuse, une moquerie de la réalité qui saisit et accable le mourant. Alors, l’euthanasie peut se présenter comme la seule solution raisonnable, la seule « issue » acceptable.

Quelles sont les alternatives à l’euthanasie ? Jusqu’où les mourants peuvent-ils assumer leur souffrance de manière réellement rédemptrice, qui, plutôt que de les mener au désespoir, les mène à une communion profonde et durable avec le Christ ? Autrement dit, comment peut-on accompagner le mourant en lui portant les soins physique, psychologique et spirituel appropriés ?

L’accompagnement des mourants

Une expression courante dans le domaine médical dit : « Nous ne saurons pas toujours guérir, mais nous pouvons toujours accompagner (We cannot always cure but we can always care)». J’aimerais conclure, à présent, avec quelques observations concernant l’accompagnement spirituel que nous, en tant que membres du corps du Christ, sommes appelés à offrir aux mourants.

Le moyen le plus efficace d’assouvir la peur des mourants face à une mort imminente est de leur offrir des soins palliatifs convenables. En ce qui concerne le débat sur l’acharnement thérapeutique en fin de vie, nous observons un retour au point de départ. En grande partie pour éviter les conséquences judiciaires, les équipes médicales se sentent souvent obligées de « faire tout leur possible » afin de maintenir l’existence biologique du patient, de mettre en œuvre tous les moyens offerts par la technologie médicale afin de repousser la mort. Il semble, à présent, qu’un tel acharnement constitue en réalité un acte d’invasion et de violation, non seulement des « droits » du patient, mais surtout — et c’est là le plus important — de l’intégrité de la personne. Face à d’éventuelles actions en justice, nous aurions tendance à garantir, autant que possible, l’autonomie du patient. En revanche, du point de vue de la foi chrétienne, notre premier souci devrait être d’honorer le caractère sacré de la personne humaine, de respecter chaque patient comme porteur de l’Image divine et comme étant appelé à la vie éternelle dans une communion intime avec le Christ glorifié. Dans cette optique, la mort devient un passage, une transformation pascale, de la vie terrestre à la vie au-delà, vécue dans la joie et le bonheur de la communion des saints. L’acharnement thérapeutique est alors reconnu comme ce qu’il est réellement : soit une mise en garde contre une accusation de négligence ou de malfaisance, soit l’expression d’un orgueil démesuré, de la part du médecin, qui considère la mort d’un patient comme un échec personnel.

Les soins palliatifs, qui évitent le piège d’un tel orgueil et tâche d’accompagner le mourant avec compassion, offrent la meilleure alternative à l’euthanasie. À présent, on reconnaît généralement que dans la majorité des cas où l’euthanasie est demandée — y compris le suicide médicalement assisté — il s’agit d’un patient craignant le processus de la mort, terrifié par l’idée d’une douleur incontrôlable ou de la perte de sa dignité et de sa valeur personnelle, lorsqu’il commence à dépendre d’autrui pour ses besoins corporels les plus élémentaires.

Tels qu’il a été récemment développé en Angleterre, en France et aux États-Unis, le mouvement des soins palliatifs s’est concentré de manière très efficace sur la question du traitement de la douleur. Il est impératif que la communauté médicale continue de rechercher et de développer ce domaine, afin d’offrir un traitement adéquat à la douleur physique et de soigner convenablement les cas de dépression. La sédation palliative ou terminale constitue une partie importante de ce traitement. À présent, de nombreux spécialistes médicaux aux États-Unis cherchent à savoir si cette sédation n’est pas en réalité une euthanasie masquée, sachant qu’un patient sous sédatifs peut facilement être entraîné dans un coma, puis abandonné à la mort. Il semble, néanmoins, qu’une telle crainte ne soit pas justifiée, pourvu que l’équipe médicale agisse en toute intégrité et responsabilité professionnelles. En règle générale, on peut dire que l’objectif d’une thérapie de fin de vie est de préserver au maximum un état conscient avec un minimum de douleur. En revanche, dans le cas où une douleur et une souffrance insupportables ne peuvent être soulagées, l’administration de sédatifs en doses bien contrôlées peut s’avérer être la meilleure solution, garantissant au patient une fin de son existence terrestre réellement « sans douleur, sans honte, et paisible ».

Il se peut que nous ne puissions pas toujours guérir, mais nous pouvons et nous devons toujours soigner et prendre soin. Un tel accompagnement est offert par l’équipe médicale, mais il est également requis de la part d’autres membres de l’Église, Corps du Christ. La mort et le processus de la mort devraient être reconnus et respectés comme des passages essentiellement ecclésiaux. La mort d’un membre touche toute la communauté ecclésiale, tout comme le péché d’un seul se répercute sur tous. Comment, donc, l’Église — c’est-à-dire vous et moi — peut-elle répondre de manière adéquate à la réalité de la mort, surtout lorsque celle-ci pousse le mourant ou un de ses proches à recourir à l’euthanasie ?

La réponse, me semble-t-il, se trouve précisément dans cette notion d’« accompagnement ». Il se peut que les moyens me manquent de participer au soin physique d’un patient, mais je peux toujours assurer une présence : une présence d’affection, de compassion, d’amour. Dans les cas où le patient se trouve dans un coma, il est important de se souvenir que l’ouïe est généralement la dernière faculté à disparaître. En tant que prêtres, nous nous trouvons souvent au chevet de patients mourants, plongés dans un coma. Ce que nous y faisons, cependant, n’importe quel membre de l’Église peut le faire : lui tenir la main, lire des psaumes, évoquer tranquillement l’amour et la compassion infinis de Dieu, et, surtout, prier. À voix haute ou en silence. Mais à travers notre prière, faire de cette personne une offrande au Seigneur, Auteur de la Vie : « Ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous te l’offrons… »

Néanmoins, un élément pastoral que l’on oublie souvent est le soin et l’accompagnement dont ont besoin les membres de la famille et les amis en deuil. Le deuil est un processus, souvent long et ardu. Il peut être un poids accablant qui tourne à la dépression, puis au désespoir. Lorsque les enfants sont témoins de la mort, ou lorsqu’ils perdent un parent ou une autre personne proche, ils se sentent souvent eux-mêmes responsables de cette mort. Ils ont spécialement besoin d’attention, de la part des membres de leur famille aussi bien que de ceux d’entre nous capables de les soutenir. Nous accompagnons les mourants afin de les aider aux moments où l’euthanasie ou le suicide leur sembleraient désirables. Il faut en faire autant pour ceux qui sont en deuil, puisqu’à la mort d’un proche, une part d’eux-mêmes meurt aussi.

Le dernier mot sur la mort et l’espoir de l’au-delà — un espoir qui peut éliminer toute tentation à une mort prématurée par euthanasie — nous est fourni par l’icône de la Dormition de la Mère de Dieu. Autant que l’icône pascale elle-même, l’image sacrée de la Dormition exprime l’ultime vérité concernant la mort. Sur l’iconostase de toute église orthodoxe se trouve une image de la Theotokos (la Mère de Dieu), embrassant l’enfant Jésus et, en même temps, l’offrant au monde comme la source de sa vie et de son salut. Ici, dans l’icône de la fête de la Dormition, nous trouvons un écho de ce même thème. Le Christ se tient debout derrière le cercueil de la Vierge, tenant dans ses bras une représentation de l’âme de celle-ci. Elle est morte, comme meurt tout être humain. Elle a porté en elle l’agonie de la mort de son Fils, puis elle s’est mise sur le chemin menant de sa vie de deuil jusqu’à l’épreuve de sa propre mort. Cette épreuve, en revanche, fut transfigurée en victoire, la même victoire obtenue par son Fils à travers sa mort sur la croix. L’image de son âme qu’il embrasse dans l’icône de la Dormition est ainsi drapée d’un linceul, symbole de la résurrection. Comme son Fils, et par la mort et la résurrection vivifiantes de celui-ci, elle passe de la mort à la vie, de la terre au ciel, pour demeurer avec lui dans la gloire éternelle.

Pour ceux dont la réaction aux vicissitudes et afflictions de la vie est de succomber à la tentation subtile et insidieuse de recourir à l’euthanasie ou au suicide, l’icône de la Dormition représente la seule réponse fiable, le seul réel espoir. « À ta Dormition, tu n’abandonnas pas le monde, O Mère de Dieu ! », chantons-nous dans le tropaire de la fête. Transférée à la vie par son Fils, l’Auteur de Vie (Actes 3,15), elle demeure en communion éternelle avec Dieu, où elle intercède sans cesse pour notre salut. Cette assurance, que Marie représente les prémices de la mort vivifiante du Christ, et qu’elle prie sans cesse que nous puissions partager avec elle le don de la vie et de la joie éternelles, est la source et le fondement de notre espérance la plus fervente. La promesse de l’icône de la Dormition est que ce que le Christ a fait pour sa Sainte Mère, il le fera aussi pour nous.

Ceci est la seule réponse ultime que nous puissions offrir à ceux qui seraient tentés de recourir à l’euthanasie ou au suicide pour échapper à la peur d’une phase finale douloureuse et prolongée. La réponse à l’euthanasie est l’espoir : l’espoir en la victoire du Christ sur la mort, l’espoir que dans et à travers le « mystère » de notre propre mort, nous pourrons participer pleinement à la puissance et à la gloire de sa résurrection.

  1. Je cite un éminent spécialiste de l’éthique, un Américain, orthodoxe, H. Tristram Engelhardt : « un corps ayant subi une mort cérébrale totale, ou bien la mort de tout le cerveau sauf le tronc cérébral, ne peut soutenir une vie mentale ; encore moins une vie de personne ». The Foundations of Bioethics (2nd ed., New York : Oxford University Press, 1996), 242f. ↩︎
  2. Voir, par exemple, la déclaration publiée par les presses du Vatican, en 1981, « Questions of Ethics Regarding the Fatally Ill and the Dying», in Medical Ethics: Sources of Catholic Teaching, 116. En revanche, la « Déclaration sur l’euthanasie », de l’Église Catholique, promulguée par le Congrès pour la doctrine de la foi (le Magistère Romain), le 5 mai, 1980, définit l’euthanasie comme « une action ou une omission, qui de par elle-même, ou dans son intention, provoque la mort, afin que toute souffrance soit ainsi éliminée ». La suite apporte néanmoins une clarification importante : « Lorsque la mort inévitable est imminente, malgré les moyens mis en œuvre, il est permis, en toute conscience, de prendre la décision de refuser des formes de traitement qui ne ferait qu’assurer une prolongation précaire et pénible de la vie… » ↩︎
  3. Selon le livre de la Sagesse de Salomon (2,23), « Dieu créa l’homme pour l’incorruptibilité, et le façonna à l’image de sa propre éternité (ou nature), mais par la jalousie du diable, la mort entra dans le monde. » Néanmoins, ici, comme dans la Genèse, le rôle du diable est celui du Tentateur ; c’est l’homme qui commet le péché et s’aliène ainsi son Créateur. L’homme est seul responsable de son péché, et donc de la mort qui en est la conséquence inévitable. ↩︎
  4. Un bon exemple de cette perspective est offert par le jeune moine roumain, P. Savatie Bastovoi, dans une intervention intitulée « Invitation à la mort », reproduite sur CD par les éd. Patmos, Cluj-Napoca, 2003. ↩︎