La perte, le chagrin et le processus de guérison

Exposé présenté durant la Conférence Diocésaine sur la guérison spirituelle (Archevêché des Églises Orthodoxes de tradition russe en Europe Occidentale, Patriarcat de Constantinople), qui s’est tenue dans les environs de Londres, au Royaume-Uni, du 28 mai au 1er juin 2010.

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C’est un sujet particulièrement difficile à traiter. Il éveille en nous toutes sortes de sentiments douloureux, liés à ce que nous avons pu vivre quand nous avons perdu quelqu’un au cours de notre vie. Fondamentalement, nous pouvons définir ces sentiments par le terme de « chagrin » : une sensation toute-puissante de tristesse et de dépression, souvent accentuée par la colère qui monte en nous à l’idée que nous sommes en quelque sorte punis, trompés, ou simplement ignorés. Le chagrin est une réaction compliquée, multiple, face à la perte de quelque chose de précieux, de quelque chose qui a une valeur toute personnelle pour nous et qui nous a été arraché. Les spécialistes ont défini le chagrin comme « un groupe conflictuel d’émotions humaines, causé par la fin ou la transformation d’une caractéristique familière du comportement ».1 C’est une définition utile, mais insuffisante, car elle prend en compte l’intellect mais non l’esprit. Afin de comprendre la corrélation entre la perte et le chagrin, et de savoir comment aborder et affronter leur signification essentiellement spirituelle, il serait peut-être utile de commencer par présenter quelques exemples concrets que nous connaissons bien…

La perte prend un grand nombre de formes au cours de notre vie. Elle peut être intensément personnelle, par exemple un divorce ou la mort d’un être aimé, que ce soit une personne âgée ou un enfant nouveau-né. Une fausse-couche, a fortiori un avortement, n’épargne quasiment jamais à la mère un sentiment de perte, et comme conséquence le fardeau du chagrin. La perte peut concerner une famille tout entière, si le soutien de cette famille perd son emploi et que la famille se retrouve privée de revenu. Ou bien quand le fils qui était dans l’armée revient à la maison dans un cercueil recouvert d’un drapeau.

Parmi les formes les plus aigues de perte, il y a celles qui se produisent au sein de notre cadre familial originel, celui dans lequel nous avons grandi. Quand cet environnement familial est marqué par l’alcoolisme, par exemple, les enfants et le conjoint subissent une perte énorme…

La question est : comment gérer la perte, et le chagrin qu’elle provoque ? Comment y faire face dans une perspective spirituelle, pour nous remettre, nous et la question tout entière, entre les mains aimantes, miséricordieuses et toutes-puissantes de Dieu ?

II.

Les Écritures nous offrent une réponse utile, en particulier une des images qu’elles contiennent. Cette image – c’est celle du possédé gérasénien (ou gadarénien) (Mc 5, 1 :20). Elle nous parle de façon directe, extrêmement explicite, de la relation entre la perte et le chagrin, et du processus qui permet de surmonter ce fardeau, à tout le moins de le réduire à des proportions supportables…

Ce possédé, malheureux et cependant béni, a subi une perte incommensurable : celle de son humanité, car il est possédé par le démon. Il a donc perdu ses amis, sa famille, tout contact humain. Il est devenu la victime ultime qui éprouve nuit et jour cette vérité que saint Jean exprime dans sa première épître, quand il déclare : le monde entier gît au pouvoir du Mauvais (5, 19). Cette marginalisation sociale du possédé est symbolisée par les chaînes dans lesquelles son entourage l’a entravé. Elles sont la quintessence même du rejet, car aussi futiles soit-elles, elles ont pour but de protéger les gens de la cité, et non le possédé lui-même. Grande était la perte de cet homme. Mais en présence de Jésus-Christ il progressa pas à pas vers la guérison. Cela se fit en trois étapes. D’abord il passa par la reconnaissance et l’admission, puis par la soumission, et enfin il offrit une réponse active. Ce sont les étapes par lesquelles celui qui est dans le chagrin doit progresser afin d’en guérir vraiment.

Le possédé reconnaît son état, et l’accepte, car il lui donne un nom : « Légion ». Par ce nom il admet qu’il n’est plus maître de sa propre vie, qu’un autre pouvoir a pris possession de lui. Il porte en lui une multitude de forces, d’influences démoniaques qui déterminent son comportement, suscitent sa folie, le rendent dément. Si tragique soit son état, le fait d’en reconnaître la gravité, et particulièrement la cause, est une première étape indispensable sur la voie de la guérison.

Si cet homme avait refusé l’offre de Jésus-Christ, s’il lui avait tourné le dos et avait quitté les lieux, le miracle n’aurait pas eu lieu. Dieu peut guérir n’importe quelle maladie, et corriger n’importe quel imperfection de notre vie, mais uniquement si nous le voulons, si nous nous ouvrons à la grâce qu’Il offre, si nous la recevons sans condition, comme un petit enfant peut le faire. Dans ce cas particulier, l’acceptation et la soumission du possédé permet au Christ de l’exorciser. Incapable de se sauver lui-même, l’homme se soumet à la seule personne qui peut le libérer de sa maladie et de ses conséquences…

L’homme donne sa réponse : un geste actif qui lui permet de prendre directement part à une œuvre qui est celle du Christ, l’œuvre de salut et de libération au nom de laquelle le Fils de Dieu a pris chair et a totalement partagé notre condition humaine déchue. « Va et annonce [la nouvelle] lui dit le Christ. A travers cet être humain renouvelé – alors qu’il était brisé, possédé, exclu – commence la mission de l’Église dans le monde au-delà d’Israël.

Reconnaître et admettre notre vulnérabilité face à une perte, nous soumettre à Lui seul qui peut à la fois restaurer notre intégrité et nous consoler, lui répondre activement et ainsi transformer le chagrin de la perte en un témoignage puissant de la grâce de Dieu : voilà les étapes indispensables qui permettront de guérir de façon durable et vraie d’une douleur causée par une grande perte…

III.

Avant tout, le chagrin doit être reconnu pour ce qu’il est, et exprimé. Autant que possible, il est nécessaire d’en identifier les causes, puis de les accepter. Qu’est-ce qui a mené à la maladie et à la mort de cette personne que j’aime ? Quels sont mes regrets, maintenant que je ne peux plus lui parler, communiquer avec elle personnellement ? Dans quelle mesure la culpabilité accompagne-t-elle mon chagrin ? Comment puis-je me racheter, offrir mon pardon et demander réconciliation, même si la cause paraît désespérée, même si cette personne gît dans la tombe ? Comment puis-je atteindre ce que les spécialistes appellent « l’accomplissement » ? En d’autres termes, comment puis-je en fin de compte, librement dire « Adieu » à la personne qui est morte, ou bien à ce que je voulais tellement réussir, ou encore au mariage que j’ai vu se détériorer jusqu’au divorce ?…

De même que pour l’homme possédé de Gérasène, la première étape doit être de reconnaître et d’admettre. La deuxième étape est tout aussi importante. Comment chacun d’entre nous, individuellement et en communion les uns avec les autres, peut-il remettre la situation entre les mains de Dieu ? Une fois encore, la réponse exige d’abord de nous que nous acceptions notre impuissance, notre incapacité à changer quoi que ce soit, sauf à l’intérieur de nous.

A ce stade, nous devons nous souvenir que nous appartenons tous au « sacerdoce royal » universel, comme le dit la première épître de Pierre, chapitre 2. La mission première d’un prêtre est d’offrir. Dans le cas présent, cela signifie que nous devons, nous-mêmes et nos communautés, nous tenir devant Dieu pour admettre notre douleur, notre confusion, notre colère, et notre perte. Cela signifie d’apporter à Dieu nos nobles efforts et nos misérables échecs concernant l’Église et son organisation. Par exemple, en période de crise dans l’Église, cela signifie de reconnaître que toutes les personnes concernées, y compris nous-mêmes, ont d’une manière ou d’une autre contribué à ce qui est arrivé, consciemment ou inconsciemment, volontairement ou involontairement. Ce n’est pas une façon de nous intimider, ni de rajouter la culpabilité au chagrin. Mais il nous faut admettre, en silence devant une icône, ou peut-être en public si nécessaire, que personne n’est sans péché, que même nos meilleures intentions peuvent mal tourner.

Offrir la question à Dieu signifie également prier : non seulement pour nous, mais aussi pour ceux que, d’une façon ou d’une autre, nous considérons comme nos adversaires, pour ceux par qui nous nous sentons abandonnés ou persécutés. Mais cela signifie qu’il faut le faire en toute honnêteté, et dire à Dieu que nous ressentons de la peine, et peut-être de l’amertume à cause de ce que nous avons enduré. Aussi bien en nous, qu’au-delà de nous, les esprits impurs sont Légion. Mais à l’instar du possédé, nous pouvons nous présenter devant le Seigneur dans la douleur et la confusion, confiants cependant qu’ « avec Dieu toute chose est possible », même de guérir d’une perte insupportable…

Un élément essentiel dans le processus de guérison après un chagrin, est le pardon. Ce pardon qui à la fois nous libère et libère ceux qui nous ont offensés, tout en ramenant le bon sens et une possible réconciliation. « Pardonne-nous nos offenses », prions-nous jour après jour, « comme nous avons (déjà) pardonné à ceux qui nous ont offensés ! ». Tel est le chemin ardu et étroit de la croix que le Christ a portée pour nous, et qu’il nous enjoint de porter pour lui et les uns pour les autres.

Admettons notre perte et le chagrin qui en a découlé, puis remettons-les entre les mains de Dieu. Peut-être alors pourrons-nous trouver la grâce et la force de vivre notre vie de chrétien orthodoxe selon la volonté de Dieu. Il est possible que nous continuions à nourrir du ressentiment et des regrets. Mais dans le même temps, si nous pouvons offrir le pardon et rechercher la réconciliation, nous porterons un témoignage fidèle de l’amour ineffable de Dieu, tel qu’il s’exprime dans la vie et dans l’œuvre de son Fils Jésus-Christ. Comme le possédé de Gérasène,  nous accomplirons fidèlement la vocation qui est la nôtre : celle de proclamer à tous ceux qui nous entourent l’œuvre merveilleuse que le Seigneur a accompli pour nous, et l’infinie miséricorde qu’il a déversée sur nous.

  1. John W. James & Russell Friedman, The Grief Recovery Handbook – éd. corrigée (New York, Harper Perennial, 1998), p. 97. ↩︎