Evdokimov, Paul – Herméneutique

Colloque sur Paul Evdokimov, Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge (10/12/2010)
Exégèse moderne et herméneutique patristique chez Paul Evdokimov

I.

A proprement parler, Paul Evdokimov n’était pas « bibliste », spécialisé dans les aspects quelque peu ésotérique de l’étude de la Bible (critique des textes, Formgeschichte, etc.). Néanmoins, sa vision herméneutique concernant l’interprétation biblique s’accordaient parfaitement aussi bien avec la perspective des Pères orientaux, qu’avec certaines méthodes de l’exégèse moderne.

Dans le présent exposé nous allons nous appuyer surtout sur quelques articles, rédigés par P. Evdokimov entre 1949 et 1989, qui mettent en relief son appréciation des méthodes exégétiques développées depuis le début du 20e siècle et, à certains égards, le correctif que peut leur apporter la perspective herméneutique des Pères orthodoxes des premiers siècles chrétiens.1

Dans cinq articles parus dans la revue Contacts entre 1986 et 1989, Evdokimov situe l’Orthodoxie « devant » quelques uns des plus éminents exégètes et théologiens protestants du 20e s., de Karl Barth jusqu’à Jürgen Moltmann, en passant par Dietrich Bonhoeffer, Rudolf Bultmann, Paul Tillich, Oscar Cullmann et d’autres sommités de l’époque. Puis, il évoque des contributions des catholiques romains, tels que Henri de Lubac, Xavier Léon-Dufour, René Marlé et les auteurs de la Constitution de Vatican II sur la Bible. Il termine son survol par une discussion de la valeur permanente de la méthode, chère aux Pères de l’Église, de la typologie.

Aux yeux de Paul Evdokimov, Karl Barth, éminent auteur de l’œuvre monumentale Die Kirchliche Dogmatique, fut à l’origine de « la véritable théologie protestante du XXe siècle ».2 Le souci principal de Barth, c’était l’herméneutique : comment l’homme peut-il parler de Dieu, Celui qui, d’après le célèbre commentaire de Barth sur l’Épitre aux Romains, est totaliter aliter, absolument autre par rapport à tout ce qui est créé ? Réagissant contre la « domestication » de Dieu dans la pensée protestante du 19e s. Barth souligne la transcendance absolue de Dieu, ce qui provoque une « brisure » et une « contradiction » de la pensée humaine sur la divinité. Par conséquent, la Parole de Dieu mène inéluctablement à une Krisistheologie, une « théologie de crise », la crise étant le jugement de Dieu sur le monde, y compris l’Église.

Evdokimov résume la pensée sur Dieu de ce « früh Barth » de la façon suivante, mettant en relief des aspects de la vie et de l’activité divines qui les distinguent radicalement d’une perspective Orthodoxe.  Dieu y paraît surtout comme le Juge implacable, qui se tient à une distance infinie de sa création.  « Dieu n’est pas le Dieu suprême, l’achèvement de la pensée humaine, il est sa brisure et la contradiction, la pierre d’achoppement.  La ‘théologie de la crise’ signifie que c’est la Parole de Dieu qui est la crise, c’est-à-dire le jugement du monde en tant que néant, finitude et mort.  C’est à l’intérieur de cette crise que s’opère une rencontre nouvelle avec la Bible, rencontre qui montre, selon la parole de Pascal, que même l’Incarnation cache plus qu’elle me dévoile, Dieu demeure inconnu pour nous ; ne sont connaissable que les idoles.  Dieu n’entre pas réellement dans l’Histoire, le divin touche ce monde comme la tangente touche un cercle.  Dieu touche le monde de l’extérieur sans le pénétrer ».3

Tout en admettant son utilité, Barth accepte avec réticence l’approche historico-critique, développé depuis le 18e s. par des biblistes protestant et catholique. Pour Barth, l’essentiel est de reconnaître « l’inadéquation de toute affirmation humaine sur Dieu », l’impossibilité pour l’homme d’affirmer quoi que ce soit sur Dieu en dehors du seul kerygma.4 C’est le kerygma qui bouleverse la démarche « religieuse » d’une Theologie von unten, où la réflexion commence par l’homme pour aboutir à Dieu. Pour Barth (comme pour les orthodoxes), seule une Theologie von oben, le mouvement de Dieu vers l’homme, correspond au trajectoire de l’histoire qui aboutit au salut du monde.

Evdokimov reconnaît que le Barth « d’après guerre », à partir des années 40, attenue sa vision assez pessimiste sur l’homme pécheur. C’est à cette époque que Barth met l’accent surtout sur la grâce accordée aux hommes. Grâce dont la source et la fin se trouve en « l’humanité divine » de Jésus Christ. Néanmoins, d’autres aspects de la théologie de Barth l’éloignent d’une perspective compatible avec l’Orthodoxie, tels que l’accent sur la prédestination, un sens insuffisant de l’Histoire, et un persistant « christomonisme » aux dépens d’une vision trinitaire proprement équilibrée.

Dans sa réaction à la pensée barthienne, Paul Evdokimov note que la perspective protestante vient d’Augustin ( la lecture occidentale de eph’ ô en Rom 5,12 est rendue in quo omnes peccaverunt, suggére que la culpabilité d’Adam est transmise aux générations suivantes, tandis que pour les orthodoxes c’est la mortalité que nous héritons à cause du « péché ancestral »). Cette interprétation augustinienne est reprise par Luther (chez qui l’impuissance totale de l’homme est exprimée par le sola fide et sola gratia, où la Parole seule accomplit le salut, ce qui exclue toute synergie ou coopération entre l’homme et Dieu), par Calvin (où le soli Deo gloria exclue également toute participation de l’homme pécheur à l’œuvre salvatrice de Dieu). Toutes ces perspectives ont contribué à la formation de la pensée barthienne en l’éloignant de la vision dogmatique de l’Église Orthodoxe.

En bref, chez Barth, l’exégèse cède le pas à une « théologie de crise », selon laquelle la Parole de Dieu, le kerygma ou proclamation du salut en Christ, constitue l’intérêt principal. Seule la Parole détermine la voie vers notre communion en Dieu. Ceci à la différence de l’Orthodoxie, pour laquelle l’Écriture, née de la Tradition ecclésiale, est la source principale d’où découle la vie ascétique, liturgique et sacramental du chrétien. Aux yeux de Paul Evdokimov, l’absence d’un vrai sens de l’Histoire dans la pensée de Karl Barth nous oblige à corriger celui-ci par une réflexion approfondie sur le problème de l’interprétation et la proclamation de la Parole de Dieu dans le monde sécularisé, voire athée, d’aujourd’hui.

Dans son évaluation d’autres représentants de la tradition protestante, Evdokimov se concentre surtout sur leurs réponses à la question suivante : quelle est en effet la pertinence de la Parole de Dieu pour notre époque et comment proclamer cette Parole en un langage intelligible et acceptable à nos contemporains ?

Pour ce faire, Evdokimov passe en revue certains aspects de la pensée et de l’approche herméneutique de Dietrich Bonhoeffer, Rudolf Bultmann et d’autres théologiens de la tradition protestante qui ont particulièrement influencé l’interprétation de la Bible chez ceux qui s’appuient sur les méthodes exégétiques les plus en vogue au milieu du siècle passé.

Dans son évaluation de Bultmann, Evdokimov critique surtout les insuffisances de son approche existentialiste. Ceci, dit-il, met un accent démesuré sur l’homme, qui réduit la théologie à l’anthropologie, et sur la rencontre de l’individu avec le Christ qui exige une « décision » pour ou contre la foi. Seul le fait du venu de Jésus a de l’importance pour Bultmann, ce qui lui permet de rejeter l’aspect narratif de l’Évangile et de considérer les récits bibliques comme des « mythes ». Le programme de « démythisation » remplace, ou au moins diminue le soucie de « faire de l’exégèse », de rechercher ce que les Pères de l’Église entendaient par les sens littéral et spirituel d’un passage biblique. Ceci, d’ailleurs, a poussé les disciples de Bultmann à exagérer la distinction entre « le Jésus de l’histoire » et « le Christ de la foi », au point où, pour certains, les deux devenaient complètement séparés l’un de l’autre : Jésus de Nazareth n’avait aucune relation ontologique avec le Christ, Verbe de Dieu. Jésus fut ainsi réduit au porte-parole de Dieu, un homme comme n’importe quel autre, dont la spécificité était de véhiculer le kerygma. L’identité ou l’unité personnelle entre le Logos de Dieu et Jésus de Nazareth était effectivement niée et toute notion d’ « union hypostatique » était rejetée comme le produit d’une « hellénisation » de la théologie biblique.

Quant à la présence du Christ dans le monde, elle se réalise uniquement dans la proclamation de la Parole, dans le kerygma. Ce genre de réductionnisme, propre à Bultmann et à beaucoup de ses disciples, est dû à une absence dans leur pensée de toute réflexion sur la Personne et le rôle de l’Esprit Saint. L’absence d’une pneumatologie et d’une ecclésiologie fidèles à la grande Tradition chrétienne crée un écart, un abîme quasi infranchissable entre leur herméneutique et celle des Pères de l’Église.5

II.

En élaborant sa propre perspective herméneutique, Paul Evdokimov fait constamment appel à la tradition patristique, surtout telle qu’elle est représentée par les Pères orientaux.

Dans un article paru en 1950, il offre un résumé des présupposés ou principes exégétiques qui guideront sa propre lecture de la Bible durant les deux décennies suivantes.6 Il commence par l’affirmation, « Toute analyse scientifique ou exégétique présuppose ses propres prémisses ». Affirmation fondamentale dans le domaine de l’interprétation biblique qui s’accorde parfaitement avec le principe méthodologique articulé sous forme de question par Bultmann dans son article « Ist voraussetzungslose Exegese möglich ? »,7 question à laquelle il répond par un « Nein ! » retentissant.

Cependant, pour Evdokimov, pourtant, il existe un a priori orthodoxe que la perspective protestante n’accepte guère, à savoir que toute interprétation de la Bible devrait se faire « dans l’Église ».8 C’est-à-dire que toute lecture biblique devrait être ecclésiale dans le sens qu’elle se fait à la lumière de la Sainte Tradition et sous l’inspiration de l’Esprit de Dieu, qui seul accorde a l’homme le discernement essentiel pour avancer vers la Vérité révélée par Celui qui est la Vérité, le Christ, Logos de Dieu. Comme le dit Evdokimov avec insistance, « C’est en Christ qu’il faut lire la Bible ».9

Les principes ou présupposés développés par Evdokimov peuvent être résumés de la façon suivante. (Nos élaborations de ces principes se trouvent entre parenthèses.)
(1) Tout d’abord, placer le passage dans le contexte de la Bible qui forme un tout. (Dans l’optique des saints Pères, l’Ancien et le Nouveau Testaments constituent un ensemble, liés comme Promesse à Accomplissement et dont l’unité et la visée portée sur le Christ se révèlent par la typologie et d’autres formes d’allégorie ou « lecture symbolique ».)
(2) Discerner l’accent que l’auteur lui-même met dans le passage, le message qu’il voulait transmettre. (Ceci signifie la recherche du « sens littéral » du passage ou l’ « intention » de l’auteur sacré.)
(3) Noter les parallèles avec d’autres passages bibliques. (Ceci implique l’acceptation de ce que l’on appelle aujourd’hui la « réciprocité exégétique » : l’appel à n’importe quel passage de l’Ancien ou du Nouveau Testament pour éclairer le sens d’un autre passage plus obscur. Par exemple, expliquer la signification de la mort de Jésus en se référant au « proto-évangile » de Gen 3,15. Ceci est admissible uniquement sur la base de la conviction que la Bible dans son ensemble est inspirée intégralement et uniformément par l’Esprit Saint – conviction, d’ailleurs, qui est a priori rejeté par l’exégèse moderne avec son approche moins « totalisante » qu’analytique et « atomisante ».)
(4) Noter l’emploie liturgique du passage en question. (Evdokimov donne comme exemple la lecture de 1 Cor 10 lors de la fête de la Théophanie, passage qui évoque le baptême « en Moïse dans la nuée et dans la mer ». Bien que ce ne soit pas strictement parlant un principe exégétique, notre auteur souligne ce critère, puisque cet appel reflète la profonde conviction chez les Orthodoxes que les textes liturgiques traditionnels situent certains passages bibliques dans leur juste contexte, pour célébrer et adorer Dieu, et illuminent ainsi le vrai sens spirituel desdits passages. Cette conviction est fondée sur la certitude que c’est le même Esprit qui a inspiré à la fois les textes bibliques et les textes liturgiques, quitte à reconnaître que seule la Bible sert comme « canon » ou norme absolue pour déterminer la juste formulation et emploi des éléments liturgiques.)
(5) « Le seul critère immuable, dit Evdokimov, est celui-ci : tout ce qui s’oppose aux vérités dogmatiques doit être écarté. » (Il s’agit là encore de l’insistance sur une lecture ecclésiale de la Bible : lecture qui s’accorde avec la tradition dogmatique de l’Église. Ceci ne veut pourtant pas dire que l’exégète doit tout simplement répéter ce qu’ont dit les saints Pères sur tel ou tel passage – ils étaient souvent en désaccord les uns avec les autres en ce qui concerne l’interprétation d’une péricope donnée. L’exégète cherche plutôt à approfondir sa connaissance et celle de l’Église par son œuvre d’interprétation, mais tout en respectant pleinement la perspective dogmatique de celle-ci.)
(6) Concernant les précisions historiques, il faut utiliser « toutes les découvertes de la science ». (La recherche historico-critique est indispensable pour répondre aux questions concernant l’auteur, le lieu, l’occasion, le contexte sociologique, les polémiques, etc. de tel ou tel passage biblique. D’égale importance sont les sciences archéologique, philologique, de l’histoire des religions etc., sans oublier les intuitions fournies par l’analyse littéraire, soit la Form– et Redaktionsgeschichte, la « critique de la narration », « reader-response criticism » et d’autres méthodes qui peuvent illuminer le sens littéral d’un texte. A priori il n’existe aucun conflit entre les sciences et l’interprétation biblique, bien que les sciences soient limitées dans leur capacité de dévoiler tout sens « spirituel », tout sensus plenior.)
(7) Le problème de l’authenticité de certains textes et de l’attribution des écrits à tel auteur ne pose aucune difficulté. (Lire la Bible comme un tout signifie que l’on accepte la canonicité ou l’autorité de l’ensemble, qui que soit le vrai auteur d’un évangile ou d’une épitre. Ce qui rappelle la conclusion tirée par Origène, « Dieu seul sait qui a écrit l’Épitre aux Hébreux »… Quant au passages écartés par beaucoup d’exégètes comme « secondaires » [par ex., Jn 7,53-8,11, la péricope sur la femme adultère, ou la fin de l’Évangile de s. Marc, 16,9 à 20], ces passages sont a recevoir comme entièrement canonique, faisant autorité, puisqu’ils ont été reçus comme tels par l’Église au cours de l’histoire et ont été sanctifié par leur emploi liturgique. « A travers ces textes, dit Evdokimov, Dieu a parlé ».)
(8) Tout fait raconté dans la Bible est un fait historique et en même temps il possède toujours un sens symbolique. (Pour étayer ce présupposé, Paul Evdokimov fait allusion à Adam, « homme historique et homme universel » comme à Lazare, proche ami de Jésus mais aussi « anticipation prophétique de la résurrection ». Quelque soit notre avis concernant l’historicité d’Adam, Evdokimov insiste à juste titre que l’Écriture soit à lire et à interpréter dans une double perspective, historique et « méta-historique ». Nous ne pouvons peut-être pas affirmer que « tout fait raconté dans la Bible est un fait historique », ni que chaque fait raconté comporte un sens symbolique. Néanmoins, chaque écrit biblique communique non seulement des informations sur des événements du passé mais il sert aussi à transmettre au monde et à l’Église une « méta-histoire »,10 une révélation de la Personne de Dieu et de son économie pour le salut du monde.)

III.

« Le texte biblique, dit Evdokimov,11 n’est pas le seul lieu de la rencontre avec le Christ, sa lecture présuppose le témoignage de l’Esprit Saint à travers la vie sacramentelle de l’Église et la tradition des Pères. » Ce qui exige « un dialogue entre l’exégète et le dogmaticien. »

C’est précisément ce dialogue-là qui manquait chez les biblistes protestants durant les premiers trois quarts du 20e siècle. L’étude de la Bible et les réflexions des « théologiens systématiques » ont occupé deux domaines strictement séparés l’un de l’autre. Pour les exégètes, toute lecture de la Bible qui passe par le prisme de la doctrine ecclésiale apporte des présupposés qui ne peuvent qu’obscurcir le texte ; tandis que les théologiens « systématiques » et autres avaient tendance à s’appuyer sur la « tradition » d’un Luther, d’un Heidegger ou d’un Lévi-Strauss plutôt que sur le témoignage biblique.12

La vision de Paul Evdokimov, par contre, représente une synthèse, bien équilibrée, entre les méthodes des Pères et celles des exégètes modernes. D’une part, il souligne la valeur permanente d’une lecture « symbolique » de l’Ecriture, qui emploie des outils tels que la typologie et (à dose homéopathique) l’allégorie, afin de discerner au cœur même de l’événement la signification la plus profonde un passage biblique. Le sens spirituel, dit-il, n’est pas derrière la lettre du texte mais au-dedans.13 Autrement dit, l’accomplissement eschatologique, ce qui est identifié comme l’antitype, se situe proleptiquement (« par anticipation ») au cœur même du type. Le temps et l’espace se télescopent dans un « moment éternel » qui est le « type », bien qu’il y ait toujours un autre ordre d’accomplissement à venir lorsque l’économie de Dieu sera définitivement achevée. Sur ce point, Evdokimov préfigure par son travail un aspect de la recherche biblique d’aujourd’hui qui a une immense importance pour notre compréhension concernant la relation entre les deux Testaments et la manière dont le Nouveau accomplit ou « réalise » l’Ancien. Bien que cette perception remonte à Diodore de Tarse au 4e s. il a fallu Frances Young et d’autres érudits – protestants et catholiques aussi bien qu’orthodoxes – pour reprendre et réinterpréter cette compréhension de la relation entre type et antitype dans un langage et des catégories de pensée qui puissent parler à nos contemporains dans le contexte de leur vie quotidienne. Il s’agit donc d’une « eschatologie réalisée » dans le sens le plus pur : l’antitype se réalise déjà dans le type. En termes pauliniens, « Le roc était le Christ ! » (1 Cor 10,4).

Non pas à côté de cette perception, mais pleinement intégrée à elle, Paul Evdokimov n’hésite pas à faire appel aux données de l’exégèse moderne. Pour lui, comme mutatis mutandis pour les Pères de l’Église, les recherches littéraire, historique, linguistique, archéologique et d’autres, jettent une lumière indispensable sur tout texte biblique. Autrement dit, concernant les précisions historiques, il faut utiliser toutes les découvertes de la science. Ceci parce que la Bible est une œuvre théandrique, qui exige l’emploi des méthodes « critiques » pour déchiffrer son message. « À côté de la pureté absolue de la Vérité révélée, dit-il, il y a le lieu des préoccupations humaines – il y a le prisme humain – et cela justifie tout le travail scientifique sur le texte, et l’évolution historique de cet effort. »14

Une seule condition s’impose : reconnaître le fait que c’est le Christ qui est à la fois le vrai contenu et le vrai interprète de la Parole de Dieu. Toute exégèse authentique et digne de foi découle de ce fait-là. Comme l’affirme Paul Evdokimov à la fin de son étude sur « La Bible dans la piété orthodoxe » : « Il se peut que tous nous négligions la manière de lire dont les Pères de l’Église détenaient le secret : c’est qu’ils ne cherchaient qu’à lire le Christ, et le Christ leur parlait… ».

Sans la développer, Evdokimov touche ici à une différence fondamentale entre la vision latine et celle des Pères grecs et orientaux en ce qui concerne la rédemption.  Pour les occidentaux, l’accent est mis surtout sur la « justification » et la libération de l’homme des conséquences du péché originel (la culpabilité d’Adam transmise à toutes les générations suivantes).  Pour les Orthodoxes, par contre, la rédemption et le salut sont accomplies par la victoire du Christ sur la mort, puis sur la transformation intérieur de l’être humain pour aboutir à la theosis, la « déification » ou « ressemblance à Dieu », qui dépend d’une métamorphose ontologique.  Voilà pourquoi le Protestantisme de Barth ne peut nullement accepter la notion d’une synergie entre Dieu et l’homme, où l’homme coopère avec Dieu dans l’œuvre de salut.  Dans cette perspective, c’est Dieu seul qui accomplie l’œuvre de justification, sans aucune participation de la part de la créature humaine autre qu’une réponse de ‘foi’.  (La position protestante à ce propos représente toujours une certaine polémique, consciente ou non, contre le Catholicisme du Moyen Age, avec son insistance sur l’importance des ‘œuvres’ ou ‘mérites’ dans le processus de la justification. Aujourd’hui, néanmoins, la plupart des théologiens protestants insistent à ce que la foi doit s’exprimer par des œuvres, surtout caritatives.) En résumé, tandis que l’occident est caractérisé par une approche « juridique » au salut, l’Église d’orient insiste sur l’importance de l’ontologie : le Fils éternel de Dieu « prend chair » et participe à la nature même de la créature humaine, qui répond par des actes d’amour qui opère une transformation de son être même.  A la limite on pourrait dire que pour l’occident une véritable ‘Incarnation’ n’est même pas nécessaire, puisque ce n’est pas essentiel que celui qui meurt sur la croix accomplisse ce qui constitue la clef de voute de la foi orthodoxe : l’union hypostatique, qui unit en une seule Personne les deux natures, absolument différentes et radicalement opposées, de Dieu et de l’homme.  Seul Dieu, assumant la plénitude de la nature humaine, peut déifier cette nature et ainsi accomplir la participation réelle de l’homme à la vie divine.  Par conséquent, le salut est ontologique.  Ainsi Evdokimov affirme : « Bien que la venue du Christ soit décidée dans l’éternité, elle est un événement sur la terre qui bouleverse la nature cosmique et humaine car le monde est crée en vue de l’Incarnation et celle-ci est plus que le salut seul, elle est le degré ultime de la communion entre Dieu et l’homme »15

  1. Voir surtout son “Étude sur Jean XIII,18-30”, dans Esprit et Vie, no. 3, juin 1950, p. 201-216 ; “Les Eléments bibliques et patristiques de la Pentecôte dans la tradition orthodoxe”, dans Bible et vie chrétienne, no. 63, mai/juin 1965, p. 65-75 ; « La Bible dans la piété orthodoxe » (conférence de 1949), dans La Vie Spirituelle dans la Ville, (Paris : Le Cerf, 2008), p. 149-159 ; “Le Mystère de la parole”, dans Le Buisson Ardent (Paris: éd P. Lethielleux, 1981), p. 55-77 ; et les articles dans Contacts : “Principes de l’herméneutique orthodoxe” (1) no. 136 (1986), p. 289-306 ; (2) no. 137 (1987), p. 61-67 ; (3) no. 138 (1987), p. 127-135 ; (4) no. 141 (1988), p. 69-72 ; et (5) no. 145 (1989), p. 56-64. ↩︎
  2. “Principes” (1), p. 295. ↩︎
  3. “Principes” (1), p. 296.  Ici il faut tenir compte du fait que Barth s’attaque surtout à l’exégèse libérale de son époque, qui avait tendance à banaliser Dieu et à le rendre trop « humain », trop intime, bref, trop petit.  Ceci dit, Evdokimov note avec justesse que même le « Barth tardif » « n’accepte aucunement la déification de l’homme.  Dieu justifie l’homme librement sans aucune intervention de sa part, la justification reste extérieure sans rendre l’homme effectivement juste, ontologiquement ‘nouvelle créature’ et sainteté [sic] », ibid., p. 304. ↩︎
  4. Ibid., p. 296. ↩︎
  5. “Le Jésus selon la chair, dit Evdokimov, n’intéresse pas Bultmann, ce qui explique l’absence de l’ecclésiologie et surtout de l’expérience de Dieu dans la vie de la communauté ecclésiale” (“Principes” (3), p. 133).  Absence d’ecclésiologie, mais surtout de pneumatologie, ce qui fait que ni les sacrements ni le ‘sens spirituel’ de l’Écriture ne l’intéresse non plus. ↩︎
  6. “Étude sur Jean XIII 18-30”. ↩︎
  7. “L’exégèse sans présupposés est-elle possible ? ” ↩︎
  8. “La Bible, dit Evdokimov, ne peut jamais être lue comme un pur document historique. Elle est confiée à la communauté, à l’Eglise, car c’est là seulement que le Christ, tout comme sur la route d’Emmaüs, commente sans cesse ses propres paroles, commençant par Moïse et nous introduisant dans la lumière des temps derniers”. Et plus loin : “…c’est dans le Christ qu’il faut lire la Bible, c’est dans l’Église que s’accomplit toute vraie lecture de la Bible”, “Mystère de la parole”, p. 65-67. ↩︎
  9. “Étude”, p. 202. ↩︎
  10. Dans son essai “Mystère de la parole”, Evdokimov précise : « La liturgie céleste et éternelle célébrée par le Christ dans son Royaume est le fondement de notre liturgie terrestre et temporelle ; la lutte des anges et des démons est manifestée visiblement dans le temps par les exploits ascétiques des chrétiens ; ainsi l’Histoire est-elle commandée par une Méta-histoire », p. 57, n. 1. ↩︎
  11. “Principes” (5), p. 56. ↩︎
  12. Cette observation, qui peut sembler assez catégorique, reflète ma propre expérience pendant trois années passées à la Yale Divinity School aux U.S.A. et plus de cinq ans d’études doctorales à l’Université de Heidelberg en Allemagne, et à l’Université de Neuchâtel en Suisse, chaque faculté étant de tradition protestante. ↩︎
  13. « Les Pères cherchaient la portée du texte non pas à coté mais au creux du sens littéral.  C’est le sens spirituel qui n’est pas derrière la lettre mais au-dedans.  Ce sens dépasse l’écrivain, il lui est inspiré, suggéré par l’Esprit Saint mais demeure pour lui obscur et inconscient ».  “Principes” (5), p. 62.  En ces quelques mots Evdokimov évoque plusieurs thèmes chers surtout aux exégètes de l’École d’Antioche au 4e et au 5e s., tels que Théodore de Mopsuèste, Théodoret de Cyr, s. Jean Chrysostome et surtout Diodore, l’évêque de Tarse : l’image typologique de l’AT, dont le sens eschatologique n’est pas toujours compris par l’auteur sacré, révèle un sens ‘supérieur’, un sensus plenior, non pas par une interprétation ‘symbolique’ ou allégorique cherchée ‘derrière’ ou même en dehors du texte (comme l’a voulu la plupart des Alexandrins), mais qui se trouve au-dedans du texte.   Au lieu de parler de ‘deux sens, littéral et spirituel’, Diodore surtout insistait sur le fait que le texte, et l’image qui y présentée, comporte un ‘double sens’ à la fois littéral et spirituel.  Ainsi il a pu enraciner la typologie dans l’histoire de salut, au lieu de la projeter sur un plan ‘platonicien’, en quelque sorte détaché du monde et de son histoire. ↩︎
  14. “La Bible dans la piété orthodoxe”, p. 157.  A la fin de la série sur les ‘Principes herméneutiques’ (5, p. 64), Paul Evdokimov dit : « Il est important de se mettre à l’école des pères et d’apprendre leur lecture ecclésiale.  Ils suivent la typologie mais soulignent aussi le Kaïros, l’irruption du fait du Christ en qui la Plénitude est déjà donnée.  Dans l’épisode d’Emmaüs, le Christ est à la fois l’exégèse et l’exégète.  L’Eglise, sortie du flanc de Jésus, prend la place d’Israël ; les prophètes et les apôtres s’unissent et témoignent de l’harmonie parfaite du Dessein de Dieu.  Si les savants lisent l’Écriture historiquement, le Pères la lisent ‘en esprit’ et il faut les deux, le sens littéral et le sens spirituel s’unissent dans la tradition vécue et qui est tendue vers le sens plénier ».   Il s’agit là d’un excellent résumé de l’herméneutique orthodoxe. ↩︎
  15. “Étude”, p. 304s. ↩︎