Déjà mais pas encore
La vie chrétienne et la foi sont remplies de toutes sortes de paradoxes. Les Pères de l’Église les ont appelés « antinomies », c’est-à-dire des pensées et des idées qui semblent d’emblée contradictoires mais qui en fait ne le sont point. Elles ne correspondent simplement pas aux catégories habituelles de l’entendement humain. La plus évidente est sans doute la louange que nous offrons à Marie, la Théotokos, elle qui porta Dieu en son sein. Nous la célébrons en tant que « Vierge mère » et « épouse inépousée.
Un autre paradoxe implique ce que nous appelons « l’eschatologie », la doctrine des choses dernières. Elle comprend des questions telles que la relation de l’âme et du corps après la mort, la résurrection individuelle et la résurrection générale, le jugement dernier, le paradis et l’enfer, la « nouvelle création » des cieux et de la terre. Ce champ de la théologie est paradoxal pour au moins deux raisons. La première est qu’il concerne les choses qui vont arriver plutôt que celles du passé ou du présent, ce qui signifie que nous devons distinguer clairement entre ce que Dieu a révélé du futur d’avec les conjectures simplement humaines de cette révélation. Le futur n’est pas « historique », il ne peut donc pas être le sujet d’une analyse diachronique traditionnelle. La prophétie, elle, se meut du présent au futur, elle est ancrée dans l’expérience immédiate du peuple de Dieu au point qu’elle traite du jugement sur l’actuel présent beaucoup plus qu’une prédiction sur ce qui est sur le point d’arriver, même si ce jugement est entendu comme une menace ou une promesse qui se réalisera seulement dans le futur. Ce que nous appelons eschatologie se meut du futur au présent. Elle met l’emphase sur la fin des temps et nous fournit des données – pensées, images et concepts – qui vont déterminer notre parcours vers le Royaume de Dieu. C’est de cette façon du moins dont cette matière est présentée dans les manuels de théologie.
L’aspect le plus paradoxal de l’eschatologie est sa réalisation, c’est-à-dire quand et comment ses événements futurs arriveront-ils dans la vie et l’expérience chrétienne. Jésus a déclaré qu’en Sa personne « le temps est accompli et le Royaume de Dieu s’est approché » – cf. Marc 1.15. Le Saint Esprit est descendu pour donner naissance à l’Église, le corps du Seigneur ressuscité (Actes 2), et l’apôtre Paul d’affirmer : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi!» – cf. Gal 2.20. Ces passages et de nombreux autres, en plus des paraboles de Jésus sur le Royaume, ont conduit les théologiens à considérer l’eschatologie essentiellement « au présent », déjà réalisée. Nous traversons la vie dans le Christ au sein de la communauté chrétienne, l’éprouvant dès lors par la communion sacramentelle. La mort est derrière nous dans la mesure où nous avons été baptisé et, de fait, « recréé » ou « régénéré » à l’intérieur d’une nouvelle existence qui se poursuivra dans l’éternité – cf. Rom 6.4-11 ; Ep 2.4-6 ; Tite 3.4-7. Grâce à la croix et à la résurrection du Christ, tout est maintenant accompli et nous sommes entrés en nouveauté de vie, ayant été fait « enfant de Dieu » – cf. Jean 1.12-13. En un mot, suivant en cela la perspective de l’Évangile de saint Jean, « la vie éternelle est maintenant ».
Cependant, ces mêmes témoins scripturaires nous parlent sans cesse de la résurrection et du jugement à venir comme un prélude à notre accueil dans les « résidences célestes » – cf. Jean 5.28-29, 14.1-4 ; Rom 6.5 ; Gal 5.5 ; Phi 3.20- 21 ; Hé 10.23-31 ; Ap 20-22, etc. Dans cette perspective, l’eschatologie est donc clairement un « futur » qui doit encore être accompli. Le fondement a été posé par la mort et la résurrection du Fils de Dieu, et tous ceux qui demeurent en Lui, qui ont reçu et accueilli les dons de Son Esprit, vivent une existence de foi renouvelée que les œuvres d’amour expriment. Toutefois, son accomplissement sera connu seulement après la résurrection des morts et le jugement final qui conduit à la condamnation ou à la vie éternelle (Jean 5 ; Matthieu 25).
Il n’y a aucune manière logique de réconcilier ici les apparentes contradictions car elles sont toute vraies. « L’eschatologie » est à la fois « futur » et « présent ». Dans la vie de l’Église, le Royaume de Dieu est au présent quoique son accomplissement soit toujours en devenir. Nous sommes morts avec le Christ et nous avons surgi des eaux baptismales en « nouveauté de vie », mais le chemin à l’horizon exige une lutte ascétique constante, une repentance continuelle et des gestes d’amour désintéressés à l’image du Christ Lui-même.
Pour montrer cette tension entre le présent et le futur, le père Georges Florovsky et bien d’autres ont parlé d’une «eschatologie inaugurée ». Les «choses dernières » sont totalement présentes et accessibles dans la mesure où elles sont nécessaires à notre salut. Exprimer cette grâce salvatrice en une existence nouvellement créée demande toutefois une certaine maturité dans l’Esprit Saint : l’acquisition de « l’amour, de la joie et de la paix » et de tous les «fruits» que l’Esprit sait instiller en nous, pour nous transformer «à la ressemblance de Dieu ».
Ainsi, il n’y a pas cet adage qui dit « une fois sauvé, toujours sauvé », si par cela nous voulons dire qu’une simple confession publique de la foi, prononcée une fois pour toute, est suffisante pour nous assurer l’entrée dans le Royaume de Dieu. Nous avons l’habitude de trouver des défauts à nos frères et sœurs protestants évangéliques pour ce genre d’approche simpliste quant au mystère du salut. Cependant, nous sommes prédisposés de nature à nous comporter comme si ce fut également un article de la foi orthodoxe. Ceci est tout naturel puisque nous sommes humains. Mais ce qui est « naturel » est aussi déchu et en grand besoin de rédemption.
Si nous devions considérer un peu ce qui semble être un jargon théologique abstrus et lui donner un passe-droit pour une utilisation de tous les jours, nous aurions besoin de transmuer la « réflexion eschatologique » en prière. Il faut sans cesse remercier la Providence pour la grâce ineffable qui nous a déjà menés au salut à travers la mission du Christ et l’effusion de l’Esprit. En même temps, nous devons supplier Dieu pour la force, la sagesse, l’humilité et le courage d’achever dans la paix et l’inébranlable foi notre séjour au sein et à la rencontre des « choses dernières ».
Traduit de l’anglais par F.P.U. pour Orthodoxie.com