Lire la Bible aujourd’hui

L’HERITAGE DE L’HERMENEUTIQUE ORTHODOXE

Qu’est-ce que lire la Bible ?
Approches historiques : de l’Église ancienne
aux traditions confessionnelles

« De l’Église ancienne aux traditions confessionnelles »… Cette formule1 laisse les chrétiens orthodoxes quelque peu perplexes. À leurs yeux, il existe une continuité absolue entre l’Église ancienne et la vie actuelle de l’Église. L’expression « traditions confessionnelles » présuppose les divisions ecclésiales – au niveau de la foi et de la pratique – qui, dans l’Occident chrétien, remontent à la Réforme protestante du XVIe siècle. Malgré les importantes ruptures qui ont marqué l’histoire de l’Église orientale (par exemple, la séparation, au Ve siècle, des Églises non-chalcédoniennes, ou le schisme des Vieux-Croyants au XVIIe), l’unité de foi parmi les chrétiens orthodoxes a été conservée à tel point que la notion même de différentes « traditions confessionnelles » n’a jamais trouvé place dans la conscience orthodoxe. Pour les chrétiens orthodoxes, leur Église est celle de Jésus-Christ et des Apôtres. Elle est le Corps universel du Christ, une réalité « théandrique », ou divino-humaine, qui comprend la totalité de la communion des saints, vivants et défunts. La continuité totale entre l’Église apostolique et l’Église d’aujourd’hui est assurée précisément par cette unité de foi, fondée sur la personne de Jésus-Christ, exprimée de façon normative dans le canon des Écritures Saintes, et préservée à travers les siècles par l’Esprit Saint agissant dans et par la Tradition ecclésiale.

Cette vision de l’Église comprend une approche très particulière de la lecture biblique, que celle-ci soit entreprise par des exégètes professionnels ou par tout membre du Corps ecclésial. L’approche orthodoxe des Écritures Saintes découle de l’approche herméneutique, c’est-à-dire de la démarche d’interprétation développée par les Pères de l’Église ancienne, surtout ceux de tradition orientale, les Grecs et les Syriaques. Les méthodes exégétiques actuellement mises en œuvre par les chercheurs bibliques orthodoxes vont naturellement inclure un certain recours à la critique littéraire, historique, et bien d’autres approches généralement attribuées à l’exégèse scientifique occidentale. Ces approches seront néanmoins modifiées et complétées par certaines méthodes élaborées au cours de la période patristique, afin de discerner à travers le texte des Écritures la Parole que Dieu adresse à l’Église et au monde dans l’histoire et aujourd’hui.

Le but principal de l’interprétation biblique orthodoxe est d’acquérir une theôria particulière, une « vision » inspirée de la Vérité ou de l’ultime réel, divin, afin de servir l’œuvre de Dieu pour le salut de l’homme. Cela demande un passage du sens littéral et historique du texte biblique à un sens plus profond, plus riche, que l’on nomme le sensus plenior ou le sens spirituel de la Bible. L’exégèse, donc, bien qu’elle nécessite une méthode scientifique, est proprement conçue comme une diakonia, une fonction du ministère de l’Église, entreprise, selon l’expression de la liturgie eucharistique, « pour la vie du monde et pour son salut ».

Héritages et ruptures en milieu orthodoxe 

En dépit de cette vision idéale du rôle de l’interprétation biblique dans la vie de l’Église, il faut noter d’abord la difficulté éprouvée par les chrétiens orthodoxes à rester fidèles à cette vision. Pendant des siècles, la plupart d’entre eux n’ont pu maintenir le niveau de lecture biblique le plus élémentaire, provoquant ainsi une importante rupture entre la source première de la Révélation chrétienne et la vie quotidienne des fidèles. Très souvent, cette fracture a tenu au fait qu’on ait attribué, par erreur, plus d’importance à la doctrine des Pères de l’Église qu’au témoignage biblique lui-même. Nos fidèles, et même certains de nos théologiens, ont eu ou ont encore tendance à oublier que le but principal des Pères était précisément d’interpréter les Écritures ! À une certaine époque, le problème parmi les fidèles était dû en partie au grand nombre d’illettrés – d’où l’importance, dans le culte chrétien, des icônes et de la liturgie comme moyens de transmettre, à travers les images et les rites, les éléments les plus fondamentaux de la foi. En revanche, au cours du XXe siècle, la négligence des Écritures parmi les chrétiens orthodoxes a dépendu principalement du fait que la grande majorité d’entre eux vivait sous le joug du communisme, où les Bibles étaient interdites et leur lecture sanctionnée.

Par la grâce de Dieu, un renversement important de cette tendance est en cours dans l’orthodoxie contemporaine. Dans un grand nombre d’écoles de théologie et de paroisses des pays traditionnellement orthodoxes, aussi bien que dans certaines régions où l’orthodoxie s’est plus récemment implantée, on est en train de redécouvrir les Écritures Saintes et on développe des cours et des programmes d’études bibliques qui enrichissent déjà nos étudiants et nos paroissiens.

Le but de ce renouveau est un retour aux principes herméneutiques établis par les théologiens de l’Église ancienne, tout en prenant en compte les découvertes pertinentes de l’approche scientifique moderne, y compris la critique historique et la nouvelle critique littéraire (interprétation narrative, analyse structurelle et rhétorique, etc.). Bref, les chercheurs bibliques orthodoxes, avec bon nombre de catholiques romains et de protestants, s’emploient actuellement, dans un effort de collaboration, à redécouvrir, au service de la conscience contemporaine, la valeur des méthodes et des interprétations des anciens Pères de l’Église.

Lire les Écritures à la lumière de la Sainte Tradition

Les Pères des premiers siècles chrétiens n’écrivaient pas le genre de commentaire que nous avons aujourd’hui. Ils écrivaient et prêchaient principalement des homélies. Ils cherchaient non pas à analyser les paroles du texte biblique, mais à proclamer la Parole vivante et vivifiante de Dieu. Leur exégèse, donc, servait de témoignage pour le salut des fidèles.

À leurs yeux, les Écritures – le « canon » de l’Église, comprenant l’Ancien et le Nouveau Testament – sont reliées de manière très particulière à la Sainte Tradition. Au lieu d’évoquer les Écritures et la Tradition comme deux éléments distincts, de sorte que seules les expressions « Écriture et Tradition » ou « Écriture ou Tradition » soient possibles, les théologiens orthodoxes diront plutôt « l’Écriture dans la Tradition », c’est-à-dire « au sein » de la Tradition. Ils entendent par là que la Tradition est le contexte, l’esprit dans lequel les Écritures ont pris forme. La Tradition, orale et écrite, existait avant les écrits qui constituent les livres de la Bible. Une tradition orale sous-tend le Pentateuque et les Prophètes aussi bien que les écrits apostoliques du Nouveau Testament. Ces documents ont valeur de « canon » : ils constituent une règle ou une mesure de la Vérité, issue de la Tradition. Ce canon, cette règle, sert à discerner et à préciser les éléments authentiques de la foi et de la pratique, et à les différencier d’autres éléments faux, ou trompeurs, autrement dit « hérétiques ».

La phronèma ekklèsias – l’ « esprit de l’Église » – est formée par une méditation perpétuelle de la Parole de Dieu contenue dans les Écritures. Toutefois, cette méditation doit être menée vers « toute la vérité » par l’Esprit Saint opérant à travers la Tradition (Jean 16,13). Entre les Écritures et la Tradition il existe une réciprocité essentielle qui résulte en un « cercle herméneutique » clos, fermé. Les Écritures nous servent à bien circonscrire la Tradition, tandis que la Tradition nous permet d’interpréter correctement les Écritures. Si cela mène au discernement de la vérité plutôt qu’à une frustration exégétique sans répit, c’est grâce à l’Esprit qui œuvre à travers nos interprétations des Écritures aussi bien qu’à travers notre lecture d’autres éléments de la Tradition. Il est donc nécessaire que le cercle herméneutique soit préservé et demeure intact, afin que les Écritures constituent constamment le critère canonique de toute la Tradition, y compris les éléments fournis, génération après génération, par les exégètes, les prédicateurs et d’autres interprètes de la Bible.

Les principes fondamentaux de l’herméneutique patristique

L’héritage herméneutique créé et transmis au fil de l’histoire de l’Église orthodoxe (c-à-d des temps apostoliques jusqu’aujourd’hui) peut être exprimé sous forme de principes fondamentaux ou d’approches de l’interprétation des Écritures, qui furent développés principalement entre le IIIe et le Ve siècle.

Il est toujours quelque peu problématique de parler de « principes herméneutiques », comme si les exégètes de l’Église ancienne avaient développé une ou plusieurs approches systématiques d’interprétation, un ensemble a priori de règles et de méthodes. Bien évidemment, ce n’était pas le cas. Si le quatrième livre du De Principiis d’Origène contient des indications explicites pour saisir à la fois le sens littéral et le sens spirituel d’un texte, il est cependant loin de fournir un système d’interprétation que l’on puisse mettre en œuvre de manière générale, quel que soit le contexte.

Cela dit, il est possible d’identifier un certain nombre de présupposés, sinon de principes, qui ont éclairé les Pères de l’Église dans leur lecture de la Bible. La liste ci-dessous, déjà élaborée ailleurs,2 n’est certes pas exhaustive, mais elle sert à indiquer la richesse de l’héritage orthodoxe dans le domaine de l’herméneutique biblique. Elle permet également de différencier nettement une lecture orthodoxe traditionnelle des Écritures et une lecture dont le seul but serait de découvrir le « sens littéral » de la Bible.

1) Pour les Pères de l’Église, l’expression Parole de Dieu signifie en premier lieu le Logos éternel, le Dieu-homme incarné en Jésus de Nazareth et glorifié dans l’Église comme « l’un de la Sainte Trinité ». La Parole de Dieu est donc une personne divine, qui communique sa révélation au monde, d’abord par le canon des Écritures. L’expression Parole de Dieu renvoie ainsi à trois réalités distinctes mais intimement reliées : la personne du Logos divin, et, par représentation, dans l’expression, le canon des Écritures et la proclamation du Christ par la prédication.

2) La Parole de Dieu ne peut être comprise et interprétée correctement que dans une perspective trinitaire. Inspirée par l’Esprit, l’Écriture nous révèle la personne et l’œuvre du Fils de Dieu, dont la mission est de nous révéler à son tour la « face » de Dieu le Père, afin que nous puissions entrer en communion intime et éternelle avec lui. Dans l’économie de Dieu, réalisée ad extra dans le cadre de l’histoire du salut, le Fils et l’Esprit agissent, d’après la belle image de saint Irénée de Lyon, comme « les deux mains du Père ».

3) La lecture et l’interprétation de l’Écriture relèvent d’une synergie, d’une coopération entre l’Esprit Saint et l’auteur biblique. À cause de son caractère théandrique ou divino-humain, l’Écriture contient des éléments qui sont conditionnés par l’histoire, la culture et la langue de ses auteurs. Par conséquent, les écrits bibliques doivent être interprétés à chaque nouvelle génération de la vie de l’Église, sous la direction inspiratrice de l’Esprit.

4) Dans une perspective orthodoxe, l’Église est le lieu qui convient pour l’interprétation ainsi que pour la proclamation et la célébration de la Parole de Dieu. L’exégèse est une fonction de la communauté de foi dans son culte et son témoignage. Le but de l’exégèse est donc sotériologique : c’est de communiquer une connaissance de Dieu, qui vise le salut, tant celui des fidèles que celui du monde entier.

5) L’Ancien et le Nouveau Testament présentent un témoignage unifié de l’histoire du salut, de sorte que l’Ancien Testament lui aussi, tout autant que le Nouveau, selon la conviction des Pères de l’Église, est un « livre chrétien ». La relation entre les deux Testaments est celle qui lie la promesse à l’accomplissement. Il existe entre les deux alliances une unité intérieure, organique, de sorte que des personnages, des institutions et des événements de la Nouvelle Alliance sont préfigurés par ceux de l’Ancienne, et que ceux-ci, à leur tour, trouvent leur sens ultime dans ceux de la Nouvelle Alliance. Cette relation de promesse à accomplissement s’exprime concrètement comme une relation de type à antitype ou bien de type à archétype. L’Ancien Testament est donc à interpréter de façon typologique. (Nous aborderons le thème de la typologie un peu plus loin.)

6) Un autre principe développé par les Pères est celui de la réciprocité exégétique. Ce principe repose sur la conviction que toute l’Écriture est inspirée, uniformément et intégralement, et que tout en elle montre le Christ. Par conséquent, de manière directe ou indirecte, chaque passage des deux Testaments contient un message messianique. De plus, tout passage obscur peut être éclairé et illuminé par un autre passage plus clair, quels que soient l’auteur, la date de composition ou les circonstances historiques propres à celui-ci.

7) Finalement, interpréter les Écritures pour y discerner la plénitude de la vérité nous oblige à les aborder de l’intérieur, le cœur et l’esprit ouverts devant le mystère divin qui s’y révèle : vivre les Écritures afin de les comprendre. L’Écriture Sainte nous prescrit tout un cheminement, guidé et nourri par la présence du Christ qui est avec nous et qui demeure en nous. Le chemin qui conduit du sens littéral au sens spirituel, c’est en premier lieu celui de la prière. Bien qu’elle soit indispensable pour l’œuvre d’interprétation, l’analyse rationnelle ne suffit pas. Elle doit être complétée, nous disent les Pères, par toute une vie menée en conformité avec les Écritures, une vie structurée par leurs commandements mais surtout par leur vision spirituelle. Nous ne pouvons pas réellement comprendre la Parole de Dieu sans l’accueillir et l’intérioriser avec foi et amour.

L’héritage patristique et la recherche contemporaine

Comment ces principes herméneutiques et ces présupposés des Pères de l’Église ancienne ont ils été reçus parmi les chercheurs bibliques orthodoxes contemporains ? Et comment la perspective patristique influence-t-elle aujourd’hui la manière dont les laïcs orthodoxes lisent la Bible ?

Des sept principes que nous venons d’énumérer, la plupart sont acceptés, consciemment ou par intuition, par la quasi-totalité des lecteurs orthodoxes des Écritures Saintes. Ils entendent l’expression « Parole de Dieu » comme une référence, en premier lieu, non pas à l’Écriture ni à la prédication, mais à la personne de l’éternel Fils divin. Leur conception de Dieu est essentiellement trinitaire : trois Personnes divines unies en une seule nature divine. Il va de soi que les Écritures représentent une réalité théandrique (divino-humaine): elles contiennent la Parole même de Dieu, mais exprimée à travers le langage, la pensée et l’expérience historiquement et culturellement influencés d’auteurs humains. Ils reconnaissent également que toute interprétation vraie et autorisée des Écritures, tout comme leur composition première, dépend directement de l’activité de l’Esprit Saint dans la vie personnelle du croyant. Par conséquent, toute interprétation vraie (c’est-à-dire « orthodoxe ») d’un passage biblique va dépendre d’une synergie entre Dieu et le lecteur de la Parole divine.

De plus, les chrétiens orthodoxes acceptent pleinement que le lieu approprié pour l’interprétation des Écritures est bien l’Église. Cela ne signifie pas que l’interprétation d’un passage quelconque est fournie par une tradition prédéterminée. L’Esprit est à l’œuvre aujourd’hui, comme avant, au sein de la communauté des fidèles. Ceux qui lisent les Écritures peuvent donc toujours s’attendre, au fil de leurs méditations sur un passage biblique, à de nouvelles perceptions, à une nouvelle lumière. Toutefois, leur interprétation sera conforme à la vision dogmatique de l’Église, et leur lecture sera reçue essentiellement comme un acte ecclésial, dont le but est de nourrir le lecteur, mais en tant que membre actif de la communauté des croyants.

Ils acceptent aussi que les Écritures constituent un élément essentiel de la Sainte Tradition et ne peuvent en être séparées. Si leur interprétation de la Bible se veut véritablement orthodoxe, elle doit être guidée et éclairée par toute l’histoire de l’exégèse, en particulier celle des anciens Pères.

Enfin, les fidèles orthodoxes cherchent à lire la Bible « de l’intérieur ». Cela est vrai, du moins, pour ceux qui vivent de la liturgie de l’Église, qui entendent donc l’Évangile lu et proclamé pendant la Divine Liturgie, et célèbrent au cours de l’année les différentes fêtes qui leur permettent de participer concrètement aux événements de la vie et de la mission du Christ. Pour eux, la Bible est une Parole vivante, qui leur est adressée de manière personnelle, mais dès lors en tant que membres d’un Corps ecclésial universel. Il se peut que seule une petite minorité de nos fidèles cherchent à fonder leur vie même sur la Bible et sa révélation. Mais le fait que certains y parviennent est confirmé par le nombre de ceux qui, ordonnés ou non, et dans la diversité des vocations personnelles, se vouent au service au sein de l’Église, aussi bien que par la densité de la vie monastique contemplative, qui joue un rôle important à travers le monde orthodoxe contemporain.

Autrement dit, l’héritage patristique est toujours bien vivant dans l’Orthodoxie, au moins en ce qui concerne ces quelques éléments clés de la Tradition. On court toujours, certes, le risque de tomber dans un « fondamentalisme patristique », où les sentences des Pères prennent plus d’importance que les paroles des auteurs bibliques. Pareillement, il nous faut lutter contre une tendance triomphaliste parmi certains orthodoxes, qui abordent leur foi de manière sectaire, qualifiant d’autres chrétiens d’hérétiques et condamnant toute ouverture œcuménique comme trahison de l’unique Église véritable. Ce sont là des extrêmes, découlant d’une lecture défectueuse de la Parole de Dieu. Souvent, d’ailleurs, de telles distorsions surviennent parmi ceux qui se convertissent à l’orthodoxie, devenant eux-mêmes « plus orthodoxes que les orthodoxes ». L’antidote pour de telles attitudes consiste à inviter à une lecture vraie de la Bible, telle que les Pères de l’Église nous la proposent, afin d’y découvrir l’image d’un Dieu, certes de jugement et de justice, mais avant tout d’humilité, de pardon et d’amour sans limite.

Allégorie et typologie dans l’herméneutique orthodoxe

Il existe un certain malentendu, courant parmi les chercheurs bibliques d’autres confessions, qui voudrait que l’approche orthodoxe de la lecture biblique soit enlisée dans des méthodes d’interprétation « précritiques ». Deux éléments en particulier soutiennent cette opinion. D’une part, un certain littéralisme biblique est courant parmi nos fidèles, dû en grande partie au fait qu’ils ne sont plus sensibles à la valeur symbolique du langage : les mots, et en particulier les mots des Écritures, indiquent souvent un sens et une réalité plus élevés et plus profonds que leur sens propre. Comme beaucoup de protestants « évangéliques » et de catholiques conservateurs, ils ont été séduits par un sens de l’histoire datant du XIXe siècle, qui réduit le « vrai » au « fait empirique ». Si un événement relaté par les Écritures est tel qu’il aurait pu être filmé ou enregistré, alors il est vrai ; sinon il ne l’est pas. Ironiquement, cette attitude ressemble singulièrement à une autre attitude extrême, celle des sceptiques, qui veulent que seuls les indices pertinents aux yeux de la critique historique sont valables pour déterminer le sens d’un passage biblique, et sont ainsi le seul critère de justesse. Les deux positions font erreur en supposant que le sens réel d’un texte biblique est limité à son sens littéral ou historique.

Il est important pour nous tous de nous rappeler que les théologiens de l’Église ancienne, y compris ceux qui en sont les phares, tels Origène, Athanase et Cyrille d’Alexandrie, ou des Antiochiens comme Diodore de Tarse, Théodore de Mopsueste et Jean Chrysostome, ont mis en œuvre ce qui, de leur temps, était une forme de critique historique et textuelle, et d’analyse littéraire. Et cela veut dire que les Pères de l’Église étaient nettement moins « précritiques » qu’on ne veut souvent le croire.

Les Pères distinguaient souvent entre plusieurs sens des Écritures. Un bon exemple est la manière dont certains lisaient la tradition de l’Exode. Dans ce récit de la libération d’Israël de l’esclavage en Égypte, ils discernaient au moins quatre niveaux de sens différents : 1) le sens « historique / littéral », qui décrit le départ d’Israël sur le chemin de la terre promise ; 2) le sens « symbolique » ou « christologique », révélé par l’allégorie et la typologie, qui reconnaît dans les images vétérotestamentaires (par ex., Moïse et Josué, la manne et le rocher dans le désert) des figures ou des « types » accomplis en Christ et dans les sacrements de l’Église ; 3) le sens « tropologique », ou moral, qui reconnaît dans le cheminement d’Israël une image de la conversion, du passage de l’âme humaine de l’état de péché et de mort à la grâce et à la « vie nouvelle » (Rm 6,4) ; puis 4) le sens « anagogique » ou mystique, qui traite de l’ascension du croyant vers la gloire éternelle. Actuellement, les biblistes orthodoxes se concentrent principalement sur le deuxième de ces niveaux – la typologie et l’allégorie, et leur rapport à la critique historique et littéraire.

L’expression « typologie » est d’usage moderne, bien que ses origines soient préchrétiennes et bibliques (Paul parle d’Adam comme le typos tou mellontos, « un type de celui qui vient », c’est-à-dire le Christ ; Rom 5, 14). Il est possible de définir un type (typos) comme étant une image prophétique – un événement, une personne, une institution ou un rite – qui indique une réalité eschatologique future, l’antitype, et se trouve réalisée par lui. Le type consiste soit en la réalité historique elle-même (telle que la personne de Moïse, le Temple de Jérusalem et ses sacrifices rituels, ou l’exil à Babylone), soit en une « réalité » qui peut avoir un fond historique, mais dont l’importance se situe dans la manière dont elle a été interprétée et inscrite dans la mémoire ou la tradition vivante du peuple (par ex., les figures d’Adam et Ève, la toison de Gédéon, et certains détails de l’Exode d’Égypte). Tandis que le type n’est pas nécessairement « historique », un « fait » au sens moderne, c’est-à-dire vérifiable au niveau empirique, l’antitype, lui, doit être soit historique (par ex., la personne du Christ, l’Église, l’Eucharistie), soit « trans-historique », une réalité accomplie dans l’Eschaton, le monde à venir (par ex., le Royaume céleste ou le Banquet messianique).

Autrement dit, le type peut être soit un événement historique réel, soit une image quasi mythique qui aurait pris une forme concrète dans la conscience du peuple, telle que l’histoire largement embellie de l’Exode, que l’on trouve dans le Pentateuque et les Psaumes. Cette image anticipe l’antitype futur, qui à son tour la « réalise », établissant l’unité fondamentale entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Ainsi, par exemple, dans la typologie chrétienne, Moïse est conçu comme un type du Christ, le donateur de la loi par excellence ; le Temple de Jérusalem, avec ses sacrifices rituels, devient une préfiguration de l’Église et de ses anamnèses ou mémorials liturgiques du sacrifice du Christ ; la manne dans le désert est une image prophétique de l’Eucharistie ; l’Exode préfigure le rite baptismal par lequel les croyants sont « ensevelis » avec le Christ, puis élevés avec lui « à la vie nouvelle » (Rm 6,4).3

Il va plus ou moins de soi, à présent, que l’allégorie, qui se penche sur les mots d’un texte plutôt que sur les événements sous-jacents,4 s’intéresse en premier lieu au sens tropologique ou moral des Écritures plutôt qu’au sens littéral ou historique. En revanche, la typologie, surtout telle qu’elle fut développée par les Pères antiochiens des IVe et Ve siècles, donne toute leur valeur aux événements historiques en insistant sur les rapports typologiques entre les deux Testaments. De ce point de vue, les Alexandrins tendent à délaisser l’histoire, tandis que les Antiochiens prisent l’histoire comme le contexte unique de l’économie divine. En conséquence, ceux-ci développèrent un principe herméneutique important : le sens spirituel d’un passage doit découler du sens littéral, c’est-à-dire de celui qui fut voulu par l’auteur biblique, son “intention”.

Des études plus récentes dans le domaine de l’allégorie et de la typologie ont provoqué d’importants développements de ce point de vue. L’allégorie est toujours conçue comme une approche globale des Écritures, cherchant au-delà des mots eux-mêmes un sens spirituel, plus vaste, plus profond. En revanche, la typologie est reconnue à présent comme une fonction de l’allégorie plutôt qu’une méthode qui s’y oppose. De plus, la typologie a été redéfinie afin de recouvrer sa valeur essentiellement eschatologique.

Francis Young, dans son œuvre importante intitulée Biblical Exegesis and the Formation of Christian Culture (Cambridge, 1997), a redécouvert une approche de la typologie développée à l’origine par Diodore, évêque de Tarse, au IVe siècle. Selon Diodore, un typos, ou une image typologique de l’Ancien Testament, contient un « double sens », à la fois littéral et spirituel. Les deux sont intimement liés, de sorte que le sens spirituel se trouve exprimé précisément dans la réalité historique. Plus important encore est le fait que Diodore ait développé un thème essentiel, ébauché par l’apôtre Paul en 1 Corinthiens 10, 4. Paul y décrit la traversée du désert par les Israélites, entrés au Sinaï. Afin de soulager leur soif, Dieu leur offre de l’eau qui jaillit d’un rocher. Et ce rocher, déclare saint Paul, « était le Christ ». Autrement dit, le Fils de Dieu, préexistant, est conçu comme étant déjà présent et agissant au sein de l’histoire d’Israël, avant son incarnation. Cela signifie que l’antitype est déjà, de manière proleptique, présent et actif dans le type. Selon l’explication de Francis Young, ce n’est pas son caractère d’événement historique qui détermine un type ; ce qui importe, c’est sa qualité mimétique. C’est-à-dire qu’il y a, entre le type et l’antitype, une relation de mimèsis, d’imitation ou de copie, de sorte que l’antitype « s’imprime » dans le type, octroyant ainsi au type la qualité d’une réalité éternelle.

Cette notion, tirée directement de l’herméneutique antiochienne du IVe siècle, nous oblige à abandonner, ou du moins à changer radicalement notre première conception de la typologie. De ce point de vue, il existe un mouvement unilatéral, diachronique, du passé au futur, du type à l’antitype. Du point de vue de Diodore (et de Francis Young), ce modèle n’est pas adéquat. Il faut plutôt voir la relation entre le type et l’antitype comme étant synchronique, de sorte que l’accomplissement eschatologique, représenté par l’antitype, est déjà accompli de manière proleptique dans le type sous-jacent. Le type doit donc être compris comme un vrai symbole : il participe directement à la réalité qu’il indique. En même temps, le sens eschatologique de cette réalité future est déjà manifeste dans le type.

En ce qui concerne la totalité des Écritures, il existe une certaine intertextualité  entre le type et l’antitype, qui crée et soutient une unité fondamentale entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Si le rocher dans le désert indique le Christ, il faut affirmer également que le Christ – le Fils de Dieu éternel – était « présent » dans le rocher, agissant au sein d’Israël pour son salut. C’est pourquoi la tradition patristique insiste sur le fait que toute théophanie dans l’Ancien Testament est une manifestation non pas de Dieu le Père, mais de Dieu le Fils, la deuxième personne de la Sainte Trinité.

L’héritage orthodoxe : la méthodologie scientifique
complétée par la theôria patristique

Ce qui constitue la contribution la plus importante de la Tradition orthodoxe à l’exégèse biblique contemporaine de toutes les confessions, c’est d’insister sur la valeur durable de l’allégorie et de la typologie correctement interprétées. Certes, les outils scientifiques sont indispensables pour déterminer le contexte historique et culturel d’un texte et son importance pour sa réception par la communauté à laquelle il était initialement destiné. Cependant, ces outils sont limités, de par leur nature même, à ne découvrir que le sens littéral du texte. Cette perspective a grand besoin d’être élargie par la recherche d’un sens plus profond, plus riche du texte, qui comprend l’aspect tropologique (moral) aussi bien qu’anagogique (eschatologique).

L’herméneutique patristique représente l’un des éléments les plus importants de la Tradition orthodoxe. Développée au cours des premiers siècles de la vie de l’Église, elle fut commandée par un point de vue qui est seulement maintenant en voie d’être redécouvert par la critique littéraire moderne, à savoir que chaque texte possède plusieurs sens et que les mots ont valeur de symbole : ils indiquent une réalité au-delà de leur sens lexicologique, de sorte que le lecteur peut aller jusqu’à participer à la réalité signifiée. Cela est particulièrement vrai des paroles des Écritures. Lorsque celles-ci sont correctement interprétées, sous la tutelle du Saint-Esprit, elles révèlent, au-delà de leur sens littéral, d’autres niveaux que les Pères dénommaient le « sens spirituel » du texte.

L’héritage de l’herméneutique orthodoxe contient des aperçus inestimables concernant la nature des Écritures et la manière d’interpréter le texte biblique afin d’y percevoir la Parole de Dieu. Il s’agit d’un héritage qu’il nous est, pour nous-mêmes, en tant qu’orthodoxes, grandement nécessaire de redécouvrir – et grâce à Dieu nous commençons à faire de sérieux progrès dans ce sens. De plus, cet héritage est également capable de compléter les approches scientifiques occidentales de l’interprétation biblique. En proposant une theôria, une vision de la réalité divine au-delà du sens littéral, cet héritage peut transformer toute lecture de la Bible, passant d’un exercice intellectuel qui recherche des connaissances sur Dieu à un cheminement spirituel qui mène à une connaissance de Dieu et à une communion éternelle en lui.

  1. Formule utilisée dans un colloque catholique-orthodoxe, organisée par l’Institut Catholique de Paris en 2006. ↩︎
  2. Voir « Lire la Bible à l’école des Pères », discours académique prononcé à la séance solennelle de l’Institut de théologie Saint-Serge le 18 février 2001, SOP, Supplément n° 256.A, mars 2001, et Scripture in Tradition. The Bible and Its Interpretation in the Orthodox Church (New York : St Vladimir’s Seminary Press, 2001), ch. 2. ; tr. fr., Ecriture dans la Tradition (Paris : Le Cerf, 2012). ↩︎
  3. Dans l’exégèse chrétienne, on voit l’accomplissement de l’Exode par plusieures antitypes : Moïse / le Christ ; la traversée de la Mer Rouge / le baptême ; le sang de l’Agneau / la crucifixion (l’eau et le sang coulant du côté du Christ) ; le repas pascal / l’eucharistie ; la liberation d’Égypte / la résurrection des morts, etc. ↩︎
  4. Comme nous le soulignons plus loin, cette perspective devrait être modifiée ; voir l’article sous cette même rubrique, “Allegory : exegetical method or spiritual vision ?” ↩︎